Les Nuits de Fourvière, Lyon
Performances à l’ENSATT
Par Frank Langlois
L’Ensatt est une grande école de théâtre, où des jeunes se forment à tous les métiers du théâtre : acteur, administrateur, directeur technique, écrivain dramatique, concepteur de lumières, concepteur de sons, concepteur de costumes, metteur en scène et scénographe. Sa 47e promotion a magnifié deux textes dissemblables, présentés dans le cadre du festival Les nuits de Fourvière. Avec un enthousiaste talent, elle s’est engagée dans les voies singulières que deux metteurs en scène chevronnés lui ont proposées. Des huit saynètes empruntées qui ont constitué ce War and Breakfast de Mark Ravenhill, Jean-Pierre Vincent a atténué le tropisme télévisuel et l’a remplacé par du théâtre dense et rageur. Et avec sa pièce Résistance selon les mots, Armand Gatti a rappelé, à cette jeune génération, que le théâtre est affaire d’engagement vital, de mémoire politique et de travail collectif.
Avec sa vingtaine de pièces, l’auteur britannique Mark Ravenhill (né en 1966) clame une volonté de nommer le monde capitaliste d’aujourd’hui et d’en décrire la vérité « sale, dangereuse, hilarante, agaçante, perturbante, bruyante et merveilleuse ». Du recueil Ravenhill for Breakfast (vingt saynètes dont la plus longue n’excède pas les vingt minutes), Jean-Pierre Vincent en a choisi huit, collectivement dénommées War and Breakfast. Pour Ravenhill, la brièveté ne consiste pas à condenser une pièce achevée mais à élargir la durée d’un sketch qui cingle. Le cadre général où évoluent ces pièces est le Royaume-Uni post-thatchérien où un libéralisme cynique a créé des tensions entre des (toujours plus) riches et des (irrémédiablement plus) pauvres. Les fruits vénéneux en sont une violence sociale, des duretés individuelles et une peur généralisée. Chacun se barricade afin de ne pas voir, subir, supporter les déferlements de violences que, combinés, gouvernants menteurs et bad boys [porteurs d’armes, soit publics (soldats, gendarmes, policiers), soit privés (terroristes, mercenaires, agents de protection)] suscitent.
Assurément, le dramaturge anglais est nourri de théâtre tragique grec, dont il conserve deux conceptions énergétiques : la situation initiale est peu supportable tant elle est déjà tendue ; et cette tension croît jusqu’à une explosion finale. Plus largement, Ravenhill joue avec des pièces célèbres, au-delà de leur titre. Par exemple : Les Troyennes ; Grand-peur et misère ; Guerre et paix ; Le Crépuscule des dieux ; ou Naissance d’une nation.
Quant aux situations, elles touchent à une société en quasi guerre civile. Comme dans L’Amour (mais ça, je ne le ferai pas) : une dirigeante d’entreprise tente de résister aux assauts sexuels du garde-du-corps qu’elle a engagé. Cependant, la majeure part des pièces nomme frontalement la Guerre d’Irak, dans laquelle, au prétexte de prétendues armes de destruction massive, le Royaume-Uni s’engagea aux côtés des USA, au prix d’un malaise social qui n’est toujours pas dissipé. Dans La Mère (la plus émouvante des huit pièces), deux soldats apprennent à une femme, noyée dans une dépression abyssale et dotée de prémonition, que son fils a été tué au combat. Dans Le Crépuscule des dieux, une soldate essaie de muer une autochtone en informatrice en l’affamant. Et dans Naissance d’une nation (pièce brillante et sardonique) un « staff culturel » anglo-étasunien, arrogant et cynique, charge des « artistes-médiateurs » de réaliser des ateliers de création artistique avec les populations civiles autochtones (et bombardées) afin de vaincre leur hostilité radicale et de les rendre adeptes de la « guerre des civilisations ».
Globalement, la forme, trop attendue, de ces huit pièces, pourrait lasser si la langue théâtrale n’était gorgée de gouaille et si le rythme dramaturgique n’était vif. Le ton général décape mais s’arrête à mi-chemin : hormis le vocabulaire de la rue dont il use, Ravenhill ne remet pas en cause une pratique scripturale traditionnelle où un récit bien cheminant demeure primordial et où le sketch de télévision est la source quasi-unique. À se contenter de reproduire, par psittacisme, l’actuel univers médiatique mondialisé, il se contente de la raillerie et étouffe son imaginaire et sa pensée politique (pourtant, les occasions ne lui ont pas fait défaut). Autrement le spectateur en sort secoué mais point durablement intrigué.
Présentant ces huit pièces dans quatre salles différentes, cette production fait mouche à chaque fois. Jean-Pierre Vincent a toujours su peindre les élans de la jeunesse (un inoubliable On ne badine pas avec l’amour de Musset, au Théâtre des Amandiers, en 1993). Manifestement, il n’a pas perdu la main. En outre, cette acuité politique qui le hante a toujours combiné une ferme vision théorique (l’inoubliable Vichy Fictions) et une gouaille tendrement ironique (un côté « casquette de travers »). À l’évidence, les étudiants de l’Ensatt ont dévoré les propositions que Jean-Pierre Vincent et son éternel complice Bernard Chartreux leur ont faites : lisibilité dramaturgique, joie déclamatoire, pensée politique qui domine ce que texte porte souvent de hâbleur et énergie physique. Parmi les douze étudiants (tous talentueux) à l’œuvre, signalons Clémence Longy et Manon Payelleville (il est vrai que Ravenhill donne, aux femmes, les rôles les plus complets).
De Ravenhill à Gatti
Les liens entre Armand Gatti et l’Ensatt se poursuivent : en 2011, la 44e promotion portait son nom. Puis, en ce juin de 2014, le poète dramaturge (né en 1924) et la 47e promotion ont disposé d’un mois pour monter Résistance selon les mots, pièce écrite il y a environ dix années. Une information préalable s’impose : ce projet, pluri-institutionnel, a mobilisé, des étudiants de l’Ensatt mais aussi des écoles de théâtre de La Comédie de Saint-Étienne et de l’Université de Lyon 2, auxquels s’ajoutèrent des membres de la compagnie La parole errante que dirigent Armand Gatti et Jean-Jacques Hocquard. Au départ de ce projet, l’acte scénique était moins une représentation que la présentation, devant public, d’un travail non achevé après un mois d’atelier.
Le théâtre de Gatti est un continent ; les jeunes générations le méconnaissent tant son souffle, ample et long, contraste avec l’actuelle écriture par brèves entités et par strict constat du réel (cf Mark Ravenhill, présenté ci-avant). Pour Gatti, le théâtre est action politique et lyrisme poétique mêlés. Bien sûr, l’invention de Gatti a été modelée par sa résistance lors de la Seconde Guerre mondiale et par ces irrépressibles combats pour les libertés dont il a été l’ardent témoin dans ce qui, au cours des années 1950 et 1960, s’appelait le tiers-monde. Qui s’étonnerait donc que son geste théâtral soit collectif et que ses rôles exhalent l’allégorie ? Chez Gatti, personne ne dit « je ». Le « nous » y est régulier, au sens monastique du terme (de ses interprètes, Gatti requiert que, comme lui, ils aient foi dans la/sa langue théâtrale projetée dans le corps social). Témoins, dans Résistance selon les mots, ces personnages collectifs (des « groupes ») ainsi dénommés : Les axiomatiques ; Les hypothétiques (Les hypothèses de travail) ; Les associatifs (Les spectateurs virtuels) ; Les commutatifs (Les unités enseignantes) ; et Les oscillations de Pythagore (Les musiciens). Cette pensée foisonnante et cette langue déferlante constituent un singulier fleuve que trois sources nourrissent : le principe d’une polyphonique (dans le sillon de la culture sacrée médiévale et renaissante) ; la dramaturgie brechtienne (plus encore le tandem Brecht-Weill et la mémoire du travail du Berliner Theater) ; et Claudel (par essence, la parole poétique est – dépassée par – un chant permanent). Le cas singulier de Résistance selon les mots est que son déclencheur est un héros de la résistance : Jean Cavaillès (1903-1944), aussi éminent scientifique (épistémologue, logicien et mathématicien) que combattant. Certes du théâtre à lire (éd. Verdier) mais surtout à éprouver physiquement tant son exaltation transperce.
Le décor a été simple et efficace. Simple : un mât de cirque au centre, avec cordages et arceau horizontal sis en hauteur ; au fond, un escalier large et doté de quelques marches (tous les acteurs peuvent s’y tenir), au-dessus duquel se trouve une frise de photographies (créateurs scientifiques et artistiques y alternent) ; et sur les murs latéraux, des tableaux qui recevront divers messages à la craie. Et efficace : les vastes espaces de circulation qu’il ménage ont permis un rythme scénique alerte, fait de pauses et de courses alternées. Décidément, Armand Gatti, nonagénaire, n’a pas perdu sa main de metteur en scène ; les trente-cinq jeunes acteurs ont mordu dans ce fruit qui vivifie et ne laisse jamais en repos. C’est pourquoi, cette présentation a été une véritable représentation, palpitante et urgente.
Mark Ravenhill, Ravenhill for Breakfast [extraits : Les Troyennes ; Grand-peur et misère ; Guerre et paix ; Hier, un incident s’est produit ; L’Amour (mais ça, je ne le ferai pas) ; La mère ; Le Crépuscule des dieux ; Naissance d’une nation], mise en scène Jean-Pierre Vincent, avec des étudiants de la 47e promotion de l’Ensatt (Jérôme Cochet, Pauline Coffre, Ewen Crovella, Charlotte Fermand, Thomas Guené, Daniel Léocadie, Clémence Longy, Solenn Louër, Maxime Pambet, Manon Payelleville, Noémie Rimbert, Théophile Sclavis. Dramaturgie Bernard Chartreux, scénographie Camille Allain-Dulondel et Anabel Streihaiano, costumes Eva Alam, Cécile Box et Lison Frantz, lumière Juliette Besançon et Louise Brinon. Durée : 3h20.
Armand Gatti, Résistance selon les mots, mise en scène Armand Gatti, avec 35 comédiens issus de l’Ensatt et des écoles de théâtre de La Comédie de Saint-Étienne et de l’Université de Lyon 2. Scénographie Stéphane Gatti, Marine Brosse, Clarisse Delile et Rémy Rançon, costumes et sérigraphie Carole Nobiron, Marie Le Leydour, Émeline Porcu, Lisbeth Tron-Siaud et Brice Wilsius, musique Michel Arbatz. Durée : 1h40.
photo : Loll Willems