Les Festival d’Avignon cuvée 2016

Entre la pesanteur et la grâce

Les Festival d'Avignon cuvée 2016

C’est dans le jardin de la Maison Jean Vilar, riche de merveilleux souvenirs pour beaucoup de festivaliers, et en présence d’Audrey Azoulay, ministre de la culture venue dire « combien, dans les moments que nous vivons, le rôle du Festival d’Avignon était essentiel », que son directeur, Olivier Py, a rendu compte de cette 70ème édition. Une édition ramassée sur 18 jours (6-24 juillet) et endeuillée par l’attentat de Nice « car ce qui se passe dans le monde retentit sur le Festival, ce qui l’a fait osciller entre la pesanteur et la grâce » et n’a pas dissuadé les spectateurs d’être au rendez-vous puisque selon le bilan chiffré, avec un taux de fréquentation à 95% de la jauge, ce sont 167.000 spectateurs qui ont vu les 63 spectacles proposés dans 39 lieux.

C’est avec raison qu’Olivier Py a rendu hommage au public qui, « préférant l’intelligence au silence de la peur », s’est plié sans rechigner aux dictas parfois un peu trop contraignants des exigences de sécurité. La curiosité enthousiaste d’un public ouvert et attentif, l’œil et l’oreille aux aguets, prêt à toutes les découvertes est ce qui fait la singularité et la force du Festival d’Avignon. C’est que depuis son origine il se veut une fête pour l’esprit. « On ne vient pas à Avignon pour passer le temps mais pour mettre à l’heure l’horloge de la conscience » expliquait Olivier Py qui peut se réjouir d’un bilan artistique largement positif même si certains spectacles n’ont pas toujours fait l’unanimité. Tous, d’une manière ou d’une autre, faisaient écho à la marche du monde d’aujourd’hui, ses dérives, ses violences et ses déchirures, à commencer par ceux du maître des lieux , qui à partir d’ Eschyle, et en deux versions différentes, interrogeaient les fondements du pouvoir et de la démocratie : Pièces de guerre spectacle marathon de cinq heures présenté à la Chartreuse et sa version brève d’une heure Prométhée enchaîné itinérant dans les environs d’Avignon pendant tout le Festival.

La montée des extrêmes et ses dangers, les compromissions de l’argent et du pouvoir, les folies meurtrières qu’engendre la haine, étaient au centre des Damnés , annoncés comme l’évènement marquant le grand retour de la Comédie-Française dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes. Si ce spectacle adapté du film de Visconti et mis en scène par Ivo Van Hove a prouvé magistralement – s’il en était besoin- l’excellence de la troupe de la Maison de Molière il n’a pas toujours convaincu, victime du formalisme et des excès technologiques de la mise en scène. De la bouteille à moitié vide, c’est la part à moitié pleine que pour sa part a retenu notre consœur Corinne Denailles (voir papier critique n°5257)

Place des Héros effroyable et magnifique

Sur un thème similaire, mais au radical envers des trépidations violentes des Damnés , Place des Héros de Thomas Bernhard (1931-1989) dans la mise en scène épurée à l’extrême, sonne l’alerte de sidérante manière. Alors que tout est prêt pour le déménagement, le précieux piano Bösendorfer déjà expédié, le professeur Schuster, la veille de retourner à Oxford, se suicide en se défenestrant de son appartement qui s’ouvre sur la place des Héros où le 15 mars 1938 les Viennois acclamaient Hitler qui venait d’envahir l’Autriche.

Ecrite en pleine affaire Waldheim élu et nommé Premier ministre en dépit de son passé nazi, cette ultime pièce de l’écrivain est une virulente charge contre cette Autriche « où au petit matin celui qui pense ne peut avoir que la nausée », comme le déclare l’oncle Robert, de toute évidence le porte-parole de Thomas Bernhard qui voyait son pays comme « un cloaque où l’on compte plus de nazis aujourd’hui qu’en 1938 ». Propos d’hier et qui semblent aujourd’hui d’une prémonitoire lucidité.
Rien à jeter dans ce spectacle qui donne le temps au temps de la pensée, qui, sur le ton de l’évidence et sans élever la voix, nous harponne sans jamais nous lâcher. De la bande son aux décors qui n’ouvrent sur aucune perspective en passant par les lumières et surtout secondé par le jeu exceptionnel des acteurs du Théâtre National de Vilnius, c’est un monde crépusculaire où les corbeaux attendent de s’abattre que nous montre le polonais Krystian Lupa. C’est effroyable et magnifique.
Joué en lithuanien et surtitré en français le spectacle sera au Théâtre de la Colline du 9 au 15 décembre et au TNP Villeurbanne du 6 au 13 avril. A ne rater sous aucun prétexte !

Les Âmes mortes une farce noire

Sombre et acide également, mais sur un tout autre ton et d’une autre manière, Les Âmes mortes adaptées du roman de Nicolas Gogol par Kirill Serebrennikov, directeur artistique du Gogol Center de Moscou.
C’est dans un cube en bois brut, castelet autant que boîte de Pandore de tous les possibles, que dix acteurs véritables athlètes de la scène tout à la fois comédiens, musiciens, acrobates, clowns, mimes, endossant tous les rôles, gouverneur, employé administratif, fermiers, veuves éplorées, paysannes matoises, et même une meute de chiens, nous racontent comment dans la Russie tsariste Tchitchikov, jeune homme soucieux de s’enrichir, entreprend de racheter à bas prix les titres de propriété des serfs morts et dont le décès n’a pas encore été déclaré à l’administration. De négociations en négociations cocasses ou rocambolesques, son porte- à - porte au cours duquel il rencontrera plus salaud et tricheur que lui, se dessine le sinistre portrait d’une société vénale, corrompue et sans scrupule.

Conforté par Nicolas Gogol qui, lorsqu’on lui demandait quel était le personnage principal de sa pièce le Révizor répondait « le rire », c’est ce fil là que tire le metteur en scène en jouant sur tous les tableaux, du travestissement façon Shakespeare à la pantomime en passant par le cirque, le jeu de masque et le cabaret expressionniste allemand. Alternant choralité et jeu, éparpillant par éclats des allusions à la Russie d’aujourd’hui, Kirill Serebrennikov nous offrait un trépidant burlesque qui rendait au plus exact le jus âpre et la verve de ce « chef d’œuvre de tristesse » que sont « Les Âmes mortes ».

Rire et réflchir

Le rire n’ayant jamais interdit de réfléchir, certains spectacles ont mêlé avec bonheur rire et réflexion politique, tel Rumeurs et petits jours concocté par le Raoul Collectif, une équipe de comédiens musiciens belges qui, sous le parapluie de Henri Michaux, Guy Debord , et des indiens huichols, dézinguait avec impertinence mais pertinence, l’idéologie du libéralisme et épinglait les stéréotypes qui nous servent de système à ne pas penser. Interactif et décapant, le Raoul collectif, qui sait pratiquer l’autodérision, aura fait partie des singulières et joyeuses découvertes.

Découverte également de Sophia Jupiter, metteure en scène suédoise qui dit faire du théâtre « pour comprendre sans jamais juger les individus et les raisons qui motivent leurs actes ». C’est donc dans une mise en scène attentive à ne pas prendre parti, à s’en remettre au jeu des acteurs- tous épatants- et à l’imagination des spectateurs qu’elle a mis en scène Tirgen de la roumaine Gianina Carbunariu. A travers le témoignage de ceux qui ont croisé sa route, l’histoire raconte la virée insolite dans une petite ville bien tranquille, d’une tigresse échappée de son zoo. Une fable aussi féroce que loufoque qui nous parle de nos frontières et blocages intérieurs, de l’Europe et de ses frilosités, de nos peurs et rejets de l’autre.

Au cœur pas seulement pour le jeune public

L’altérité et le vivre ensemble irriguaient également le très délicat spectacle Au cœur de Thierry Thieù Niang, fruit d’un travail du chorégraphe avec de jeunes avignonnais. Dans un environnement plastique conçu par Claude Levêque, accompagnés - comme on dialogue et échange - de la viole de gambe de Robin Pharo, onze jeunes de 7 à 17 ans, loin de tous les formatages techniques qui entrave l’imaginaire, exploraient en mouvements, gestes simples et pas dansés, l’abandon, la perte et la reconquête, les désastres de l’immigration qui jettent sur les plages le corps des enfants. L’intensité de l’engagement de ces jeunes danseurs, déjà aguerris pour certains, faisait de ce spectacle un moment particulièrement vibrant et émouvant. Etiqueté spectacle jeune public Au cœur qui sera présenté au Théâtre Gérard Philipe de Saint- Denis ( 13-20 novembre) nous concerne tous et participe pleinement à la grâce qui a traversé cette édition du Festival d’Avignon qui fut résolument politique mais aussi poétique.

Dans sa très courte intervention lors de la conférence d’Olivier Py, Audrey Azoulay a tenu à dire que par sa présence c’était la République qui reconnaissait l’importance du Festival d’Avignon.

Photos © Christophe Raynaud Delage : Cour du Palais des Papes, Place des Héros, Les Âmes mortes photo Ales Yocu.

A propos de l'auteur
Dominique Darzacq
Dominique Darzacq

Journaliste, critique a collaboré notamment à France Inter, Connaissance des Arts, Le Monde, Révolution, TFI. En free lance a collaboré et collabore à divers revues et publications : notamment, Le Journal du Théâtre, Itinéraire, Théâtre Aujourd’hui....

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook