Le nocturne, l’audible et le visible

Dans le cadre du cycle « La nuit » imaginé du 11 au 14 janvier par la Cité de la musique, l’Ensemble intercontemporain a donné la première française d’une œuvre du prometteur Yves Chauris.

Le nocturne, l'audible et le visible

C’est toujours un plaisir d’assister aux concerts de l’Ensemble intercontemporain, fondé en 1976, rappelons-le, par Pierre Boulez et Michel Guy. La précision de chacun des instrumentistes, qui constituent une formation de trente et un solistes (le paradoxe n’en est pas un), la ductilité de l’ensemble, permettent à la musique qu’on appelle contemporaine d’être exécutée dans les meilleures conditions. Précisons ici qu’il serait un jour sympathique de régler son compte une bonne fois pour toutes à l’expression « musique contemporaine » que Pascal Dusapin par exemple, musicien vivant donc contemporain, trouve « discriminante car elle associe une musique à un style qui révèle des catégories relativement obsolètes ». Il est vrai que l’invention de l’appellation « musiques actuelles », d’où la musique contemporaine est exclue, par les fonctionnaires du ministère de la Culture, n’a pas simplifié les choses. Parlons donc de « musiques d’aujourd’hui », en attendant que les étiquettes et les mots cessent de brouiller l’écoute.

Cela dit, le concert donné le 14 janvier dernier, à la Cité de la musique, n’était pas à proprement parler un programme de musique de notre temps, puisque quatre des cinq compositeurs programmés sont morts il y a belle lurette. Mais deux des pièces choisies avaient pour fonction, essentiellement, de préparer à l’écoute d’une œuvre d’Yves Chauris donnée en création française, et de conduire aux deux grandes pages viennoises du début du XXe siècle chantées par Susan Graham.

Ne nous attardons donc pas sur la Piccola musica notturna de Dallapiccola (créée en 1954 dans sa version pour orchestre, en 1961 dans sa version pour ensemble) et la Deuxième Serenata de Maderna (1957), pages assez brèves, qu’on ne qualifiera pas d’anodines, mais qui ne laissent pas de grands souvenirs. On dira beaucoup de bien en revanche d’Un minimum de monde visible d’Yves Chauris (né en 1980), pièce créée trois jours plus tôt au Concertgebouw d’Amsterdam par les mêmes interprètes*, et qui révèle un compositeur soucieux de la couleur et prêt à provoquer l’écoute, c’est-à-dire à exiger beaucoup de son auditeur. Car le début d’Un minimum est fait de couleurs très ténues, de glissandos furtifs des instruments à cordes, de silences ; à peine une clarinette tend à sourdre du chaos diffus, un peu comme dans La Valse de Ravel (toutes proportions gardées), pour tenter de faire surgir un monde. Il s’agit pour Yves Chauris de créer un espace, c’est-à-dire un climat, et pour ce faire le musicien dispose de cet outil essentiel qu’est le temps. Il n’est pas interdit de trouver cette musique planante (mais elle n’est jamais répétitive), mais l’idée qui a veillé à sa naissance (la manière dont certaines routes historiques du Japon sont devenues des axes livrés à une circulation incessante, la permanence menacée de l’archaïque sous le déchaînement de l’Histoire) n’est pas spécialement déchiffrable. Il est vrai qu’il ne s’agit pas non plus de musique descriptive : le jeu des timbres vaut en soi, le chatoiement des harmonies permet la séduction.

C’est une autre volupté que de retrouver la voix de la grande Susan Graham, inoubliable interprète de Berlioz (entre autres), même si la salle des concerts de la Cité n’est pas de celles qui flattent particulièrement les chanteurs. Les petits ensembles instrumentaux sont ici à la fête, mais les voix, même les plus volumineuses, ont tendance à se perdre sans parvenir dans toute leur rondeur jusqu’à l’auditeur. Il n’empêche. Le Lied der Waldtaube, c’est-à-dire le dernier lied de la première partie des Gurrelieder, arrangé par Schönberg lui-même en 1922 pour dix-sept musiciens, et les Lieder eines fahrenden Gesellen réduits, eux, par Eberhard Kloke (avec une certaine habileté, il faut le reconnaître), ont beaucoup d’allure. Susan Graham est une interprète inspirée, très à l’aise chez Schoenberg, souveraine chez Mahler. L’expression, ici, n’est jamais synonyme d’effet. L’enchantement serait à son comble si la gravidité de la voix nous arrivait pure et parfaite.

* L’œuvre sera jouée le 16 janvier à Anvers (De Singel) et le 22 janvier à Bordeaux (Auditorium).

photo : Yves Chauris par Isabelle Françaix/Scam

Dallapiccola : Piccola musica notturna  ; Yves Chauris : Un minimum de monde visible  ; Schönberg : Lied der Waldtaube  ; Maderna : Serenata n° 2 ; Mahler : Lieder eines fahrenden Gesellen. Susan Graham, mezzo-soprano ; Ensemble intercontemporain, dir. Pablo Heras-Casado. Cité de la musique, 14 janvier 2014.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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