La Cité Bleue Genève présente "Ernest et Victoria"
Quand s’unissent l’Argentine et la Suisse
Un théâtre musical un peu falot...
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- 9 juin 2024
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RÊVÉE PAR LE CHEF D’ORCHESTRE ARGENTIN ET SUISSE Leonardo García Alarcón, La Cité Bleue, ancienne salle polyvalente construite en 1968 pour la Cité universitaire de Genève a été inaugurée début mars 2024. Somptueusement rénovée, elle est désormais le lieu de résidence de l’ensemble Capella Mediterranea, mais aussi le cadre propice à la présentation de nouveaux formats de spectacle et de théâtre musical, associant tous les styles et genres musicaux, ainsi que des projets transversaux (arts du cirque, nouvelles technologies, etc.). Ernest et Victoria est une création de La Cité Bleue, un spectacle de théâtre musical sur une idée de Leonardo García Alarcón, en partenariat avec l’Orchestre de la Suisse romande. Le sujet en est l’histoire de l’amitié entre deux personnalités remarquables (Victoria Ocampo, grande dame de la culture argentine, mécène et femme de lettres, et Ernest Ansermet, l’immense chef d’orchestre suisse) et se voit racontée à travers leur correspondance, émaillée par toutes sortes de pièces musicales représentatives de la culture argentine et des répertoires qu’a dirigés Ansermet, en particulier la musique du XXe siècle. La figure de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges y est également convoquée, ainsi que celle de Stravinsky, puisque tous deux furent des proches des deux personnages-titres de ce spectacle.
Alejandro Tantanian qui signe la dramaturgie écrit ceci : « Une amitié, c’est la somme de ses jours et c’est aussi le désordre de ses idées, de ses rencontres et de ses combats, de ses rêves partagés, de sa complicité et de ses silences. Et si cette amitié est aussi un partenariat créatif, toutes ces vertus et tous ces malentendus sont démultipliés. » Le dramaturge poursuit en évoquant « le lien puissant qui a uni deux géographies : Buenos Aires et Genève ». « Dans notre pièce, écrit-il encore, Ernest et Victoria seront accompagnés par Jorge Luis Borges et Igor Stravinsky, formant un quatuor qui, immergé dans une répétition d’orchestre, traversera une fiction digne de l’un d’entre eux (Borges), construisant un spectacle où la musique, la littérature, la passion et nos pays – la Suisse et l’Argentine – seront présents. »
L’écriture d’un théâtre musical
Malheureusement, n’est pas Borges qui veut, et si l’idée initiale de Leonardo García Alarcón est belle et émouvante (rendre un hommage conjoint à son pays natal et à son pays d’accueil, en convoquant une personnalité argentine de premier plan et l’un des artistes les plus éminents de la Suisse musicale, via l’amitié amoureuse qui les unissait), la conception du spectacle et sa réalisation scénique relaient assez maladroitement cette impulsion première. La richesse des éléments de ce spectacle est bien là : lecture des lettres d’Ernest Ansermet et de Victoria Ocampo, incarnation scénique de leurs personnages, ainsi que celle de Stravinsky et de Borges, interprétation de tangos pour l’évocation du monde de Buenos Aires et de pièces de Stravinsky, extraits de textes de Borges, etc. Mais c’est la façon d’exploiter ces ingrédients qui laisse le spectateur-auditeur dans l’expectative, malgré la qualité des interprètes, en particulier celle des musiciens : les seize membres de l’Orchestre de la Suisse romande et celle qui est à leur tête, Ana Maria Patiño-Osorio, ainsi que l’excellent bandonéoniste William Sabatier, la pianiste Meta Cerv et le chanteur Diego Valentin Flores.
Faire spectacle de la lecture de lettres est déjà en soi une entreprise pavée d’obstacles, ou du moins de questions esthétiques auxquelles il faut apporter une réponse adaptée, minutieusement réfléchie, théâtralement pensée. Or, les concepteurs de cette soirée donnent l’impression d’avoir contourné l’obstacle en faisant le pari qu’un acteur/une actrice, jouant sur scène le texte des lettres en question, rendrait vie à leurs auteurs : Victoria Ocampo et Ernest Ansermet. Mais c’est oublier au passage que si un personnage dit un texte sur scène, ce n’est déjà plus une lettre, mais une scène... Le sentiment intérieur d’un être qui s’exprime dans une lettre adressée par nature à un destinataire absent n’est pas assimilable, au théâtre, à la présence charnelle d’un acteur. Encore moins lorsque le destinataire est également présent sur scène...
Hommage au tango
Bien sûr, ce qui fait théâtre musical est l’alternance de moments de musique et de scènes théâtrales effectives, mais l’on a eu l’impression tout au long de cette soirée que le passage du théâtral au musical n’était pas bien maîtrisé. Et même parfois que l’apparition de telle séquence musicale faisait office d’une simple respiration, assez arbitrairement placée entre deux scènes, comme pour accentuer simplement l’ambiance argentine ou l’illustration de la personnalité de Stravinsky par l’écoute de telle ou telle de ses œuvres. Le tango semble d’ailleurs mieux représenté dans cette construction musicale que le répertoire qu’a dirigé Ansermet, comme si l’Argentine prenait le pas sur le monde occidental. Pourquoi pas ? Mais est-ce bien une illustration du lien qui unissait Victoria Ocampo et Ernest Ansermet ? Ou plutôt un hommage à la culture de Buenos Aires, en tant que telle ?
Ce serait sans importance pour le spectateur, s’il y trouvait au moins matière à saisir la substance de cette création, son esprit et, pourrait-on dire : son désir... Mais il faudrait pour cela que musique et parole se mêlent afin de former une intrigue dotée d’une tension dramatique – pas seulement une évocation par bribes des personnages qui se rencontrent sur scène. On notera par ailleurs des incohérences dans la distribution. Si Annie Dutoit-Argerich, qui incarne le personnage de Victoria Ocampo, brille par sa beauté, son élégance et sa prestance scénique (fidèle en cela aux photos de Victoria que l’on possède), le choix du comédien Léon David Salazar, au demeurant excellent et d’une belle présence théâtrale, pour incarner Stravinsky, semble parfaitement arbitraire et même farfelu, si l’on songe que Stravinsky était notoirement laid et de petite taille – en rien comparable à ce comédien au corps élancé et au beau visage à qui l’on a demandé de danser... pour illustrer sans doute les qualités chorégraphiques de la musique de Stravinsky. Tout cela paraît bien naïf ! Quant à Borges, qui apparaît un moment les yeux bandés pour suggérer bien sûr la cécité dont il souffrit, on aurait aimé que l’éclat de son œuvre littéraire et la force de son écriture inspirent un peu davantage un spectacle qui nous a paru très en-deçà des ambitions qu’il affichait. Dommage !
Photo : Giulia Charbit
Ernest et Victoria, sur une idée originale de Leonardo García Alarcón. Annie Dutoit-Argerich, Victoria ; Rodolphe Congé, Ernest Ansermet ; Gaston Re, Jorge Luis Borges ; Léon David Salazar, Igor Stravinsky. Diego Valentin Flores, ténor ; Meta Cerv, piano ; William Sabatier, bandonéon ; Orchestre de la Suisse romande, dir. Ana María Patiño-Osorio. Mise en scène et scénographie : Marcial Di Fonzo Bo. Dramaturgie : Alejandro Tantanian.