L’absence de père de Sagazan et Poix d’après Tchékhov

Le si meurtrier virus des illusions perdues

L'absence de père de Sagazan et Poix d'après Tchékhov

À partir de quelques-uns des personnages du « Platonov » de Tchékhov, la troupe de Lorraine Sagazan propose un échantillon sociétal qui a quitté depuis plus ou moins longtemps sa jeunesse pour entrer dans le monde des adultes. Entre les idéaux rêvés jadis et le présent se trouve un abîme, celui dans lequel ont sombré les valeurs auxquelles chacun avait cru.

De la quinzaine de protagonistes chez Tchekhov, il en reste huit. Comme chaque année, ils se retrouvent, invités par Anna, dans la maison qui fut familiale mais sera bientôt vendue pour payer les dettes. Chacun revient de son horizon. Chacun se réjouit. Mais chacun sait que cela ne se passe généralement pas très bien.

L’idée de Lorraine Sagazan est que soit conservé le postulat initial du dramaturge russe, à savoir : le désenchantement de vies plutôt ratées. Elle désire y adjoindre un lien qui raccorderait la pièce originelle au présent et intégrerait une part d’autobiographique des comédiens, notamment celle de la relation au père de tous les interprètes. Elle entamera d’ailleurs elle-même chaque représentation en évoquant son propre géniteur. Et tous, au cours de leur prestation scénique, dévoileront à un moment la nature de leur relation avec leur paternel.

Ainsi se marquera l’intention de la metteure en scène de mêler la fiction théâtrale à la réalité brute de ceux qui l’incarnent. Tout comme elle astreint le public présent à participer en jouant en quadrifrontalité et en ne cessant de mener ses comédiens à s’adresser aux spectateurs, à les prendre à parti, à leur demander de répondre à des questions, à même poser une action avec eux. D’où un mélange, pas toujours subtil mais interpellant, de vraisemblable, de vraisemblant, de vrai.

Chaque sociétaire de cette distribution explique donc son ressenti à propos de son père et, sans qu’il s’agisse d’une explication, laisse chaque auditeur en interpréter les conséquences potentielles sur le comportement du personnage de fiction qu’ils sont en train de figurer. Il apparaît très vite que tous les membres de cette famille se trouvent en position d’instabilité au milieu de leur existence.

Et Platonov jouira d’un malin plaisir à provoquer l’assemblée, à faire surgir les insatisfactions, à raviver les rancœurs, à accumuler les humiliations. Au point de mettre au jour son propre désarroi. Sauf que, davantage encore que chez Tchekhov, ce brassage malsain et salvateur, violent et révélateur, dévoile combien l’héritage moral de parents à rejetons des Trente Glorieuses s’est désagrégé au fil des années jusqu’à aboutir au marasme intégral des démocraties, des modèles rêvés confrontés à la soif de posséder plutôt qu’à l’élixir d’être.

La représentation commence à la façon d’une alerte comédie. On y rit beaucoup. Parfois avec un soupçon de mauvaise conscience car cet humour-là peut blesser. Mais les joutes verbales sont brillantes et l’énergie qu’elles diffusent habite très corporellement des acteurs investis dans leur rôle. Les failles et les manques individuels marquent les déficits d’idéaux, de spiritualisme.

Plus la représentation avance, plus elle vire au tragique. La table conviviale du début devient l’image d’un chaos inexorable. Les illusions perdues gangrènent les conduites et les paroles sans possibilité de vaccin ni de rédemption. Le constat est établi. À nous de nous poser les vraies questions pour tenter de trouver ne serait-ce qu’une ébauche de solution. Car cette représentation, en dépit de quelques minimes longueurs, grâce au travail vocal et physique des acteurs et au dynamisme de la mise en scène, porte en elle une lucidité revigorante au-delà des apparences qui mèneraient soit au suicide ou au meurtre, soit à la victoire de celui qui possède l’argent et emmène avec lui qui se résigne.

Durée 2h25
En tournée :
23-26 février 2022 Théâtre du Nord L’Idéal Tourcoing
11-12 mai 2022 Théâtre Firmin Gémier La Piscine Châtenay-Malabry

Adaptation : Lorraine de Sagazan, Guillaume Poix (librement adapté de la pièce Platonov d’Anton Tchekhov)
Conception, mise en scène : Lorraine de Sagazan

Avec Lucrèce Carmignac (Anna), Romain Cottard (Paul), Charlie Fabert (Sergueï), Nina Meurisse (Sophie), Antonin Meyer-Esquerré (Platonov), Chloé Oliveres (Sacha), Mathieu Perotto (Ossip), Benjamin Tholozan (Nicolas).

Lumières :Claire Gondrexon
Création sonore : Lucas Lelièvre
Régie générale :Kourou
Espace scénographique : Marc Lainé, Anouk Maugein
Costumes : Suzanne Devaux
Régie lumières : Paul Robin
Régie son : Camille Vitté
Administration, production, diffusion, relation presse : AlterMachine - Camille Hakim Hashemi, Marine Mussillon, Carole Willemot
Construction décor : Ateliers de la MC93 La Brèche
Coproduction : LA Brêche ; CDN de Normandie (Rouen) ; Théâtre Dijon-Bourgogne ; Les Nuits de Fourvière ; MC93 - Maison de la Culture (Seine-Saint-Denis) ; Le Phénix (Valenciennes) ; Le Théâtre (Châtillon) ; TU-Nantes
Résidences de création : CDN de Normandie (Rouen) ; Théâtre de la Bastille (Paris) ; TU (Nantes) ; MC93 (Bobigny) ; Nuits de Fourvière (Lyon)
Soutien :Ministère de la Culture et de la Région Île-de-France ; Carreau du Temple – Accueil Studio
Aide : SPEDIDAM et la participation artistique du Jeune Théâtre National.
Phot © Pascal Victor

A propos de l'auteur
Michel Voiturier
Michel Voiturier

Converti au théâtre à l’âge de 10 ans en découvrant des marionnettes patoisantes. Journaliste chroniqueur culturel (théâtre – expos – livres) au quotidien « Le Courrier de l’Escaut » (1967-2011). Critique sur le site « Rue du Théâtre » (2006-2021)....

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