L’Orchestre de chambre de Paris joue Mozart et Beethoven
Concertos tragiques
Avec le pianiste Javier Perianes, l’Orchestre de chambre de Paris est à son meilleur.
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- 1er juin 2024
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- Opéra & Classique
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SOUS LE BEAU TITRE DE « CONCERTOS TRAGIQUES », l’Orchestre de chambre de Paris présentait le 16 mai 2024 un programme d’œuvres de Mozart et Beethoven, dirigées respectivement par Deborah Nemtanu, premier violon de l’OCP (pour la symphonie mozartienne qui inaugurait le concert) et par le pianiste Javier Perianes pour les deux concertos pour piano. Le premier, le Concerto en ut mineur n° 24 K 491, est l’un des plus célèbres de Mozart. Le second, également en ut mineur et le troisième de Beethoven (op. 37), appartient également aux œuvres les plus fameuses du répertoire. Fort peu connue est en revanche la Symphonie n° 16 K 128 de Mozart : composée par un jeune homme de seize ans, sans lien avec l’esprit tragique qui caractérise les deux concertos interprétés à sa suite, elle faisait office dans ce concert de léger hors-d’œuvre, avant d’entamer les deux plats de résistance au programme. Deborah Nemtanu, coutumière de ce double rôle de chef d’orchestre et de premier violon, dirige cette courte symphonie avec maestria et conviction, finesse et expression. Cela ne fait pas pour autant de cette pièce mineure de Mozart un objet musical plus convaincant. Et comme l’oeuvre ne dure que douze minutes, on devine le calcul d’apothicaire qui a dû être fait pour étoffer, mais pas trop, un concert qui sans cet ajout n’aurait duré qu’un peu plus d’une heure... Bref, un lever de rideau agréable, sans plus, malgré la grande qualité des interprètes.
L’invention mozartienne
Tout autre, par son ampleur expressive, sa richesse et sa profondeur, est le Concerto en ut mineur de Mozart. Lorsque le musicien aborde la composition de concertos pour clavier et orchestre, le genre est encore récent dans l’histoire de la musique. Mozart en sera le plus important représentant, écrivant au long d’une courte vie vingt-sept concertos pour cet instrument. Ce corpus peut d’ailleurs aider à saisir la pensée mozartienne dans son ensemble : liens entre théâtralité et intériorité, façon spécifique d’aborder la rhétorique des contrastes, recherche d’une forme dont la perfection et la simplicité apparente puisse mettre en valeur des idées harmoniques souvent très inventives, etc. Dans la majeure partie des « derniers » concertos pour piano de Mozart (les n° 20 à 27), l’intérêt semble se concentrer dans la variété des idées architecturales, et plus encore dans la richesse des idées mélodiques. Thèmes d’une « plasticité » remarquable : sauts successifs vers l’aigu instaurant d’emblée une incertitude tonale très expressive, motifs sinueux, d’un dramatisme plus souterrain, travail sur l’entrelacement de motifs, débuts de « récitatifs ». Tout sonne comme un paysage extraordinairement inventif, baroque dans ses trajets inattendus et ses ornements, classique dans l’équilibre qu’il maintient malgré tout et souvent pré-romantique dans ses accents passionnels…
Magistral dans sa direction et son jeu soliste, tout en ne s’affichant nullement comme l’unique maître d’œuvre de la réalisation musicale, Javier Perianes frappe d’emblée l’attention de l’auditoire par l’alliage de simplicité et d’évidence qui marque son jeu. Peut-être parce que le monde mozartien lui est très familier et que le pianiste semble ne pas en faire un enjeu pour son prestige propre, il dirige et joue en offrant au public toute la richesse du Concerto en ut mineur de Mozart, en en déroulant toutes les subtilités, communiquant au public l’esprit de cette musique : conjonction de génie mélodique, de force dramatique et de beauté de l’architecture pianistique. Comme souvent chez Mozart, la magie particulière est quasiment impossible à définir ou à commenter ; s’agit-il d’une perfection de la forme – et pourquoi dans ce cas, n’apparaît-elle pas comme banale ? S’agit-il d’un partage implicite avec l’auditeur – et dans ce cas, par quel moyen mystérieux le compositeur vient-il chercher celui qui écoute ? Javier Perianes s’inscrit avec splendeur dans ce paysage, relayé par un Orchestre de chambre de Paris au mieux de ses possibilités.
Dans l’atelier de Beethoven
L’interprétation du Concerto en ut mineur de Beethoven qui suit accroche l’attention, dès les premières mesures du piano solo, donnant l’impression que le pianiste et chef espagnol voit en Beethoven un tout autre champ expressif, ancré bien sûr dans l’héritage mozartien, mais qui permet à l’interprète un jeu plus charnel, une sonorité plus terrienne et dans les grands moments de déferlement passionnel, le déploiement par le pianiste d’un paysage presque tellurique. Le mouvement lent de ce concerto, qui s’inaugure au piano solo sur un mode hymnique, malgré le caractère énigmatique de ses silences, est marqué par une profonde ferveur. La façon dont Javier Perianes comprend la liberté de ton beethovénienne dans ce mouvement central du concerto, la sobriété de son jeu mais aussi le raffinement avec lequel il déroule les volutes pianistiques dans la nuance piano qui se présentent dans l’ombre de l’orchestre : tout cela est d’un très grand artiste. On se souvient que Beethoven se fit d’abord connaître, dans sa jeunesse, comme pianiste improvisateur et que son jeu fascinait le public de l’époque, non seulement par son éclatante virtuosité, mais aussi et surtout par l’invention mélodique et harmonique qui s’y révélaient. Javier Perianes semble se faire l’écho de tous ces aspects de l’art beethovénien : il joue comme s’il découvrait « en direct » la personnalité du compositeur, offrant à l’auditeur la possibilité de se glisser dans l’atelier du musicien, comme clandestinement. Voilà qui est rare au Théâtre des Champs-Élysées et fort bienvenu !
Illustration : Javier Perianes joue et dirige (photo dr)
Mozart : Symphonie n° 16* - Concerto pour piano et orchestre n° 24 - Beethoven : Concerto pour piano et orchestre n° 3. Orchestre de chambre de Paris, dir. Deborah Nemtanu* ; Javier Perianes, piano et direction. Théâtre des Champs-Élysées, 16 mai 2024.