Paris, Théâtre de la Tempête
L’Eden cinéma
L’enfance rêvée de Marguerite
Les choix artistiques de Jeanne Champagne n’ont rien de fortuit ni d’intellectuel. Inscrits dans une démarche personnelle intérieure, ils sont porteurs d’une véritable nécessité intime. Le metteur en scène revendique cette conception du théâtre en osmose avec son parcours de femme, ses interrogations, ses centres d’intérêt, dans une forme de dialogue permanent entre l’artiste et la femme par lequel l’une et l’autre avance. Chez elle, les projets sont au long cours, la durée étant facteur de maturation.
Ainsi, il est utile de savoir que cette mise en scène d’Eden cinéma s’inscrit dans le dialogue que Jeanne Champagne a instauré avec Marguerite Duras il y a trente ans ; dialogue interrompu, repris, jamais abandonné. Après Ecrire, et La Maison, deux solos interprétés par Tania Torrens qui donnaient à entendre la voix de l’écrivain en direct, Jeanne Champagne met donc en scène cet Eden qui est une adaptation du Barrage contre le Pacifique qu’on peut qualifier d’autofiction. Dans ce récit d’enfance en Indochine, le personnage principal n’est ni Marguerite ni son frère mais la mère : ses luttes de Titan contre le Pacifique qui engloutit ses terres où elle s’obstine à faire pousser du riz, ses combats incessants contre une administration injuste, son opiniâtreté pour gagner le minimum vital, jusqu’à vendre sa fille sans états d’âme à ce fameux monsieur Jo (Fabrice Bénard), figure connue de l’amant. La mère, c’est la formidable Tania Torrens, nature terrienne, entière, qui exprime la force de cette « mère courage », comme la qualifie Jeanne Champagne. La fille, Suzanne, est interprétée par Agathe Molière avec de subtilité. Elle exprime à la fois l’insouciance joyeuse de l’enfance et la voix de l’écrivain, en même temps personnage et narratrice. La complicité entre Suzanne et son frère Joseph (Sébastien Accard), jeune homme rieur à la blondeur enfantine, a la force d’un rempart contre le malheur. En arrière-plan, la présence du caporal (Sylvain Thirolle).
La belle scénographie colorée de Gérard Didier donne le ton. De simples tréteaux figurent l’espace de jeu qui évoque un plancher sur pilotis avec de part et d’autre un ponton qui s’avance, peut-être sur le Pacifique. Au centre, l’enseigne de l’Eden cinéma nous rappelle que la pièce déroule le film du cinéma intérieur réinventé par l’écrivain pour restaurer l’enfance vécue rétrospectivement comme un paradis perdu. Et puis les lampions chinois colorés, les lumières chaudes et ensoleillées de Franck Thévenon confrontés à la dureté du récit créent une ambiance troublante d’irréalité, diffusent un sentiment de nostalgie renforcée par le jeu des acteurs, la musique de Carlos d’Alessio, le son chaleureux de l’harmonica et de l’accordéon. En jouant des correspondances des sons et des couleurs, Jeanne Champagne a construit une évocation poétique très personnelle qui parle durablement au cœur et à l’imagination du spectateur. Il y fallait cette équipe d’acteurs au diapason de cette exigence pour que le spectacle tienne ses promesses.
L’Eden cinéma de Marguerite Duras ; mise en scène Jeanne Champagne. Scénographie et costumes Gérard Didier ; lumières Franck Thévenon. Avec Sébastien Accard, Fabrice Bénard, Agathe Molière, Tania Torrens, Sylvain Thirolle. Au théâtre de la tempête du 25 janvier au 24 février, du mardi au samedi 20h30, dimanche 16h30. Tel : 01 43 28 36 36. Durée : 2 heures. A partir de 14 ans.
www.la-tempete.fr
spectacle créé en 2010 à L’Equinoxe, scène nationale de Chateauroux, repris au Théâtre 71 à Malakoff en 2012.
