Il Tartufo de Jean Bellorini

Tartuffe dans la gouaille napolitaine

Il Tartufo de Jean Bellorini

Tartuffe de Molière, pièce écrite en 1664, met en scène un faux dévot qui multiplie les impostures pour circonvenir et flouer un bourgeois, Orgon, dérober sa fortune et séduire son épouse, Elmire. Avec la troupe du Teatro di Napoli, Jean Bellorini, directeur du Théâtre National Populaire, CDN de Villeurbanne, crée Il Tartufo en italien, le plaisir presque chantant d’un divertissement joyeux.

Pour le metteur en scène, la langue italienne autorise un jeu inédit, une gageure - marier le plaisir intellectuel de la conversation et du bon mot français à la vivacité et l’envol de l’italien. La traduction de Carlo Repetti sonne comme « un hymne au désir de vivre libre », où la rime gardée se fait entendre, souvenir et mémoire des alexandrins - une prose poétique délibérément musicale.

Pour « les mésaventures colorées d’une famille bouleversée par l’arrivée d’un prêtre fourbe et lubrique, ce Tartufo est inspiré par les figures de la comédie italienne - curé en soutane façon Don Camillo, servante effrontée, jeunes amoureux, père ahuri au grand coeur, dans un décor de cuisine où les portes claquent, l’eau frémit, les sauces aux arômes de tomate et basilic mijotent ».

La dimension populaire et conviviale est toujours d’une mise scénique pertinente chez Bellorini - la simplicité modeste des êtres qui se côtoient, s’admettent les uns les autres, et s’apprécient, fait mouche.

Dans le rappel des années 1960/1970, les costumes de Macha Makeïeff convoquent couleurs seyantes et franches ou tons pastel - les rêves gourmands d’un bonheur vif à être. Avec, entre les actes, des moments de bascule dans un univers onirique, théâtralisé, suspendu : les personnages s’échappent de la trivialité et du souci quotidien des jours qui passent grâce à des chansons de variété italienne - échos à des rêveries émues qui ouvrent au dialogue prosaïque avec l’au-delà.

Madame Pernelle - extraordinaire Betti Pedrazzi dans l’éloquence railleuse de ses convictions -, donne d’emblée le ton piquant de la comédie : voix autoritaire de certitude, installée dans un fauteuil roulant qu’elle manipule nerveusement, en malmenant sa servante Flipote - Daria d’Antonio, figure joviale et comique - cuisinière et représentante du petit personnel de maison oublié ou bien, à la fin de la pièce, enfilant la robe sentencieuse d’officier de justice de l’Exempt.

La famille forme groupe autour de l’Ancienne et se tait en pensant tout bas. Aussi âgé que Madame Pernelle, le beau-frère d’Orgon, Cléante, joué par le facétieux Ruggero Dondi, observe les siens avec recul, indifférent à ces vétilles secondaires mais au plus près des intérêts des jeunes gens. Libre, cultivant quant-à soi et plaisir d’être, il porte un costume éclatant, rouge vif.

Orgon, figure intéressante de Gigio Alberti, le maître de maison, revêt une tenue plus réservée aux tons élégants et choisis d’honnête homme. Et son épouse Elmire, dans la grâce et la retenue de Teresa Saponangelo, se déplace sur la scène en observatrice avertie, consciente de la situation.

Il émane de Marianne et Valère - Francesca De Nicolais et Jules Garreau - , les jeunes gens à marier, une fièvre juvénile, un souffle tonique de vie intuitive à goûter et à explorer dans l’immédiat.
Damis, frère de Marianne et fils de la maison - Giampiero Schiano -, est un jeune homme border-line, au bord de la crise de nerfs, rebelle et révolté contre l’injustice et les mensonges de Tartuffe.

Et sans oublier l’impertinente Dorine - Angela De Matteo -, une jeune femme ancrée dans son temps, fort à l’aise, qui a un plaisir manifeste à se moquer, cuisiner, chantonner, servir ses maîtres et s’asseoir en observant les jeunes amants, et le maître céans dans la distance et circonspection.

Entre hallucination et projection, le vrai et le faux, le théâtre et la vie, l’honnêteté et l’hypocrisie, la mise en scène est fidèle à une atmosphère napolitaine typée, tels les petits autels de rue étroite accrochés aux murs de la ville -, un monde en lien quotidien avec la croyance et avec la mort.

Le regard est d’emblée attiré sur le plateau par « la présence d’un Christ vivant, symbole de l’égalité du profane et du sacré, de la possibilité du surnaturel, de la force de la théâtralité et de la cérémonie ressentie de la vie. Car à Naples, tout parle de théâtre… », confie Jean Bellorini.

Une immense croix de bois sombre est suspendue à jardin sur le vaste mur de lointain : s’y tient les bras écartés et les jambes jointes, un homme au buste nu, un Jésus-Christ contemporain, sexy et glamour portant des lunettes noires de star, un legging de cuir moulant et un manteau orangé lumineux : « Ici, Jésus-Christ fume en écoutant de la variété italienne… » Soit la représentation de Dieu, du Roi, de la droiture d’une certaine morale et de la Justice - une fidélité à des convictions.

Cette histoire de famille raconte bien plus que le poids de la religion, plutôt l’émancipation de tous les personnages de la famille : la morale, l’autorité, le mariage forcé, le désir, la trahison et les contraintes extrêmes qu’oblige cette idée saugrenue d’Orgon à vouloir marier sa fille à Tartuffe.

Orgon s’en mordra les doigts, désespéré d’avoir été trompé par celui auquel il avait donné sa foi. Après cette désespérance face à la méchanceté, le texte de l’Exempt est joué : le subalterne du Roi arrête Tartuffe, telle une remise du monde à l’endroit, un rétablissement magique de la justice.

Au long de l’aventure, à la fois domestique, personnelle et familiale, le personnage de Tartuffe, incarné par Federico Vanni, a déployé toute la gamme des mimiques et gestuelles comiques dont il est capable - petits pas de danse inattendus et contrôlés, entrechats vifs, il mange goulûment et poivre à l’excès ses spaghettis, avide et gourmand, au plus près des plaisirs de la bonne chère.

Quant à ceux de la chair, il est loin de s’en départir pour les rechercher systématiquement dès que l’occasion s’en présente. La scène de séduction d’Elmire est significative d’un humour bon enfant et allègre : la dame porte des chaussures à talons rouges et l’intrus des chaussettes de même couleur - rappel luciférien, cocasse et burlesque, des facéties du Malin qui n’est jamais bien loin.

Les postures énamourées de l’amant éconduit en disent long sur sa grossièreté, son aveuglement, une maladresse loufoque de clown -, à travers un inventaire des poncifs - amour cheap, variétés, plaisir culinaire, mauvais goût -, que les figures adverses subliment de leur belle présence au monde.

La tendresse alentour et le désir d’être - émotion qui ébranle et bouleverse - emportent la mise.

Il Tartufo, texte de Molière, traduction en italien de Carlo Repetti, mise en scène, scénographie et lumière de Jean Bellorini. Avec la troupe du Teatro di Napoli - Teatro Nazionale. Collaboration artistique Mathieu Coblentz, costumes Macha Makeïeff. Avec Federico Vanni, Teresa Saponangelo, Betti Pedrazzi, Ruggero Dondi, Daria d’Antonio, Angela De Matteo, Francesca De Nicolais, Luca Iervolino, Gigio Alberti, Giampiero Schiano, Jules Garreau.
Du 20 au 27 mai 2022, mardi, mercredi à 19h30, jeudi, vendredi à 20h30, samedi à 18h, dimanche à 15h, au Théâtre Ephémère au Théâtre Nanterre-Amandiers, Centre Dramatique National, 7 avenue Pablo Picasso - Nanterre (Hauts-de-Seine). Tél : 01 46 14 70 00 nanterre-amandiers.com
Crédit photo : Ivan Nocera/ Teatro Nationale di Napoli

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Véronique Hotte

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