Jusqu’au 27 avril 2025 à la Cartoucherie de Vincennes

Ici sont les dragons, d’Ariane Mnouchkine

Menée par l’infatigable Ariane Mnouchkine, la troupe du Théâtre du soleil se lance dans une vaste fresque sur la genèse des régimes totalitaires du XXème siècle.

Ici sont les dragons, d'Ariane Mnouchkine

« Tout commence toujours par une guerre ! ». Glaçante, la sentence apparait dès le premier tableau d’Ici sont les dragons, projeté sur le fond de scène en lettres lumineuses sur un ciel crépusculaire lourd de menaces. Dans ce « tout », il faut entendre rien de moins que l’histoire de l’humanité qui, dans l’esprit d’Ariane Mnouchkine se confond avec celle du théâtre. Fidèle à son principe d’associer recherche historique et théâtrale, la metteuse en scène, toujours bon pied bon œil à 85 ans, s’intéresse cette fois à la révolution soviétique de 1917. Avec à son service, une troupe unique en son genre, celle du Théâtre du soleil, toujours renouvelée au fil du temps, installée à la Cartoucherie de Vincennes depuis soixante ans. Composée d’une quarantaine de comédiens cosmopolites et multitâches, l’équipe réalise une nouvelle « création collective en harmonie avec [la compagne de route] Hélène Cixous ».

Le titre générique de la saga théâtrale très ambitieuse, Ici sont les dragons, reprend une terminologie qui apparaît dans la cartographie médiévale. L’expression désigne alors des lieux encore inconquis, des terras incognitas qu’on croyait inhabitées et dangereuses. La saga est présentée en plusieurs époques (leur nombre reste pour l’instant indéterminé) s’échelonnant dans l’histoire jusqu’à rattraper la période contemporaine. La première période, qui débute en cette fin d’année, s’intitule de manière elliptique, 1917, La victoire était entre nos mains, titre repris du premier tome des Carnets de la Révolution russe de Nikolaï Soukhanov, l’un des fondateurs du Soviet de Petrograd (l’ancienne Saint Pétersbourg, capitale de l’empire des tsars).

Point de vue humaniste

Le point de départ est ancré dans l’actualité : un extrait du discours prononcé par Vladimir Poutine lors du lancement de « l’opération spéciale » contre l’Ukraine le 24 février 2022. Mais élargissant sa focale au maximum, Ariane Mnouchkine remonte, en une vingtaine de tableaux, aux origines du conflit, jusqu’au lieu où « sont les dragons », dans la révolution soviétique de 1917. Tous ces tableaux sont précisément datés et titrés, attestant de la véracité des faits. Plus que de fresque, il convient de parler ici de grand livre d’images en une vingtaine de tableaux très (parfois trop) pédagogiques à l’adresse surtout des jeunes générations. Avec pour but d’interroger la naissance des totalitarismes et des impérialismes destructeurs et homicides du XXe siècle. Le point de vue est humaniste, tendance social-démocrate.

Coproduit par le TNP - Villeurbanne, le spectacle reste dans l’esprit d’un théâtre populaire, marque de fabrique de la maison, façonné par les artisanats traditionnels qui composent les équipes du Théâtre du Soleil. Outre ses techniques scéniques habituelles : masques qui donnent aux personnages des allures de pantins, toiles de fond de scène, éléments de décors facilement escamotables par les acteurs…, la troupe recourt aussi à des technologies plus contemporaines : vidéo, bande-son, sur-titrage et projections, mais à faible dose. Polyphonique (au sens propre du terme), le spectacle est en langue russe, anglaise, allemande, ukrainienne… le tout dûment surtitré.

Inspirée de faits réels, la pièce est le fruit d’un travail documentaire colossal et très fouillé qui puise dans les livres d’histoire, les discours, les lettres, extraits de presse, journaux intimes, films et documents en tous genres. La gageure est ici de trouver ce que la metteure en scène appelle « l’incarnation épique », avec une gourmandise, un plaisir du théâtre insatiables. Mais sans toujours y parvenir tant les débats entre idéologues qui accaparent la scène tendent à plomber l’action.

Sur près de trois heures et en deux parties séparées par un entracte, le spectacle présente un savant dosage de scènes de débat politiques, et d’autres épiques, tragiques, comiques ou poétiques. Un personnage dans une fosse à l’avant-scène veille à ce dosage, elle s’appelle Cornélia. Elle est la personnification de la metteure en scène, grimpant avec énergie sur le plateau le cas échéant pour corriger tel ou tel défaut, ou recadrer ou tel personnage dans son élan trop bavard.

Trio de babayagas

Associées à la signature de Mnouchkine reviennent en leitmotivs un trio de babayagas, ces créatures fantastiques des contes russes, mi-sorcières mi-ogresses. Elles tiennent lieu de chœur des tragédies antiques, de nornes figurant le destin, ou encore de sorcières shakespeariennes, traversant la scène en poussant des cris d’orfraie dès qu’il est question de verser du sang. Elles apparaissent donc souvent dans cette pièce où il est beaucoup question de verser le sang, sans que celui-ci n’apparaisse jamais, Dieu merci.

En contrepoint à ces figures féminines mythiques, revient un trio lui bien humain, masculin, malfaisant et funeste, un rien caricatural : Lénine/Trosky/Staline. Malgré leurs divergences théoriques, ces trois-là sont mis dans le même sac de dictateurs en devenir. D’autres figures masculines moins célèbres mais non moins dangereuses, montrent leur soif de pouvoir, comme Félix Dzerjinski, fondateur et directeur de la Tchéka, la redoutable police politique qui instaure la « terreur rouge ».

Les débats entre ces idéologues déterminés à mettre en pratique leur théorie et à éliminer leurs opposants s’étirent parfois en longueur, sans que les enjeux apparaissent clairement. Notamment on voit mal en quoi les deux branches révolutionnaires, les bolchéviques et les mencheviks, s’opposent. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que dès les prémices de la révolution anti-tsariste, les premiers, en réalité minoritaires, prennent le pas sur les seconds, et que rapidement ils mettent en place une dictature.

Et l’Ukraine dans tout cela ? On n’y vient qu’en deuxième partie, lorsque des débats surgissent sur l’autonomie à accorder (ou pas) aux nations qui composaient feu l’empire du tsar, comme l’Ukraine, la Pologne, les Pays baltes… Or, il apparaît très vite que cette autonomie est de façade, simple tactique pour entraîner ces nations sous la bannière révolutionnaire, quitte à écraser ensuite leurs velléités indépendantistes. C’est ce que déplore le grand poète ukrainien anarchiste Nestor Makhmo qui, dans une séquence très émouvante, dit un de ses poèmes sur l’impuissance de la parole. A quoi succède l’hilarante saynète dite Farce ukrainienne, où l’on voit Lénine dans son petit lit de fer écumer de rage en entendant la voix à la radio proclamer l’indépendance de l’Ukraine.

D’autres séquences plus réalistes ont valeur iconique. Tel Churchill dans les tranchées du Nord de la France, en 1917, faisant une description glacée des horreurs de la première guerre mondiale. Ou encore celle d’Hitler, simple troupier sur le front de de Picardie, manquant d’un cheveu de se faire abattre par un soldat anglais...

D’Hitler sans nul doute il sera question lors du prochain rendez-vous, on l’espère, l’année prochaine, à la même période. Avec le deuxième opus de la série qui portera sur la naissance de l’autre système totalitaire du XXème siècle : le nazisme.

Ici sont les dragons, à la Cartoucherie de Vincennes, jusqu’au 27 avril https://www.theatre-du-soleil.fr
Avec la troupe du Théâtre du soleil.
Mise en scène : Ariane Mnouchkine assistée d’Alexandre Zloto. Décors : David Buizard et Naweed Kohi, avec Martin Claude, Clément Vernerey, Pierre Mathis-Aide, Chloé Combes, Sandra Wallach, Aref Bahunar, Antoine Giovannetti, Noël Chambaux. Effets spéciaux : Astrid Grant, Andréa Formantel Riquelme, Farid Joya, Judit Jancsó, Reza Rajabi, Vincent Mangado, Dominique Jambert. Documentation : Galia Ackerman, Stéphane Courtois, les généraux Nicolas Richoux et Dominique Trinquand. Traduction : Arman Saribekyan. Musique : Clémence Fougea, Ya-Hui Liang. Son : Thérèse Spirli, assistée par Mila Lecornu. Images : Diane Hequet, Pierre Lupone, Lumières : Virginie Le Coënt, Lila Meynard, Noémie Pupier, Bérénice Durand-Jamis. Peintures des décors : Elena Ant assistée par Hanna Stepanchenko. Soies : Ysabel de Maisoneuve. Masques et accessoires : Erhard Stiefel assisté par Simona Vera Grassano, Xevi Ribas, Miguel Nogueira, Lola Seiler, Emma Valquin, Sibylle Pavageau. Figurines : Miguel Nogueira avec Sibylle Pavageau. Costumes : Marie-Hélène Bouvet, Barbara Gassier, Nathalie Thomas, Annie Tran, Elisabeth Cerqueira, Mona Franceschini. Sur-titres : Amanda Tedesco, Alice Le Coënt.
Photo Lucile Cocito

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook