Hamlet ou ne pas être

À l’Opéra Bastille, une distribution luxueuse permet de nous faire une idée précise de la musique d’Ambroise Thomas.

Hamlet ou ne pas être

DES ÉCRANS, ENCORE DES ÉCRANS ! Il semblerait qu’on ne puisse plus vivre (?) sans que partout des écrans nous regardent ou nous surveillent. Même et surtout au théâtre, où l’on aimerait que les accessoires, les décors, les lumières, les rideaux créent l’illusion – mais non, là comme ailleurs, l’écran dicte sa loi. C’est l’expérience que nous venons de faire une fois de plus à l’Opéra Bastille avec la nouvelle production d’Hamlet signée Krzysztof Warlikowski. Ce dernier avait situé Iphigénie en Tauride dans un asile de vieillard ; cette fois, c’est dans un hôpital psychiatrique qu’évoluent les personnages d’Ambroise Thomas. Idée qui n’est pas infondée, car la pièce de Shakespeare, dont s’inspire l’opéra, est la tragédie de l’enfermement ; Hamlet, d’ailleurs, simule la folie, et Ophélie perd la raison.

Une fois ce point de départ fixé, il faut évidemment accompagner l’opéra jusqu’au bout. Warlikowski est fidèle à lui-même, à sa volonté d’interroger le tréfonds des êtres, à ne pas céder à la poésie, à ne pas risquer la beauté : on adore le costume de Laërte, très Berlin-Est 1972, et le filet à provisions d’Ophélie, tout aussi gracieux. Mais le théâtre, que diable, n’est-ce pas l’illusion, l’ailleurs ? Le décor peut se décrire comme une grille métallique immense, qui définit différents espaces collectifs ou, à la faveur d’un mur qui descend des cintres, figure des lieux plus intimes. Sur ce mur sont installés jusqu’à sept écrans, où sont représentés les visages de différents protagonistes, mais en l’absence du mur nous est infligée la projection d’une lune gigantesque (lunatic en anglais veut dire fou !) ou du spectre du père d’Hamlet en très gros plan.

Le temps suspend son vol

La première scène nous montre Gertrude (bien sûr dans un fauteuil roulant), devant un écran de télévision qui diffuse Les Dames du bois de Boulogne de Robert Bresson (d’après Diderot, l’auteur du Paradoxe sur le comédien). Curieusement, on retrouvera la mère et le fils, au dernier acte, de nouveau dans leur hôpital psychiatrique, cependant que les actes intermédiaires se seront déroulé « vingt ans plus tôt », nous dit-on… sans que personne ait physiquement rajeuni, sauf Hamlet (un peu) et sa mère, devenue tout à coup une femme très énergique et très élégante, mais minée par le remords. Comment imaginer qu’Hamlet ait mis vingt ans à décider de tuer celui qui a tué son père et épousé sa mère ? Un figurant, sur le côté de la scène, n’en finit pas de tricoter, mais il ne semble pas que son travail ait tellement progressé au fil du temps : fausse piste ?

Il est toujours difficile de faire intervenir le fantastique dans un spectacle plus ou moins actualisé. Ici, le Spectre est habillé en clown blanc (eh oui, le monde est un théâtre !), et ses apparitions produisent un réel effet d’étrangeté. À la fin, Hamlet revêtira le même costume, mais coupé dans un tissu noir : Hamlet, un clown triste ? C’est assez bien vu.

Le supplice de la baignoire

Le programme de salle nous annonce honnêtement quels extraits du ballet ont été coupés. Ceux qui restent sont traités de manière parodique, ce qui est bienvenu, avec deux vrais danseurs faussement maladroits et des choristes déguisés de manière grotesque. C’est devant eux qu’Ophélie chante et joue son air de la folie… et se noie dans une baignoire (évidemment !).

La musique d’Hamlet laisse rêveur. Non pas qu’elle fasse rêver, au contraire, mais on éprouve des difficultés à la saisir : certes, la partition d’Ambroise Thomas est habilement écrite, avec son solo de trombone, son autre solo, de saxophone cette fois, au moment de la scène de la comédie. Pierre Dumoussaud la sert au mieux, à la tête d’un orchestre épanoui (avec un hautbois qui fait merveille), ce qui permet de s’en faire une idée précise. Il est toutefois difficile de parler de musique inspirée, que ce soit dans la construction ou dans l’invention mélodique : le tout paraît poussif, dépourvu de tension, sans personnalité, très loin des spasmes et des envols shakespeariens. Certes, comparaison n’est pas raison, et il est vain de juger l’opéra à l’aune de la pièce – même s’il est difficile de ne pas noter la pauvreté du livret de Michel Carré et Jules Barbier, très loin de la traduction d’Alexandre Dumas et de François Paul Meurice (1847) qui a servi de base à leur propre travail (est-ce que le « vingt ans plus tôt » qu’on a cité ne serait pas, par hasard, un clin d’œil à Dumas ?).

Les chanteurs vont beaucoup plus loin

Les solistes vont pour leur part bien au-delà des mots et des notes. À commencer par Ludovic Tézier, splendide vocalement (le timbre, la diction, le style, les nuances), et qui au fil des années a appris à jouer, à se déplacer, à donner corps à un personnage. Son Hamlet n’a rien d’un jeune héros alla Lorenzaccio, et tout d’un homme dont la vie tout entière n’a été que doute et irrésolution. La palette des voix est fort bien répartie : la magnifique Ève-Maud Hubeaux (Gertrude) a les douceurs d’une Lady Capulet et les accents rauques d’une Lady Macbeth ; Jean Teitgen chante Claudius, l’usurpateur, avec la belle voix moins sombre que majestueuse qu’on lui connaît (quel beau chemin parcouru depuis Les Orages désirés en 2003 à Radio France !), et Lisette Oropesa, acrobate sensible, met toute la lumière qu’il faut dans le rôle d’Ophélie, même si l’air de la folie écrit par Thomas est bien laborieux et bien pâlot.

Les autres rôles sont tous fort bien distribués, à commencer par le Laërte de Julien Behr et le Spectre de Clive Bayley. Sans oublier le chœur, très présent même si Ambroise Thomas le cantonne aux scènes de fête ou d’effroi, sans le faire trembler devant les épisodes dont il est le témoin. Il semblerait qu’Hamlet reproche davantage à Claudius d’être devenu l’amant de sa mère que d’avoir tué son père. On pourra faire le reproche à Ambroise Thomas d’avoir rendu Shakespeare exsangue sans nous avoir permis de tomber amoureux de sa musique.

Illustration : le Spectre, Gertrude et Hamlet (photo Bernd Uhlig/Opéra national de Paris)

Ambroise Thomas : Hamlet. Avec Ludovic Tézier (Hamlet), Lisette Oropesa (Ophélie), Ève-Maud Hubeaux (Gertrude), Jean Teitgen (Claudius), Julien Behr (Laërte), Clive Bayley (le Spectre), Philippe Rouillon (Polonius), Frédéric Caton (Horatio), Julien Henric (Marcellus), Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwaśnikowski (les Fossoyeurs) ; Chœur (dir. Alessandro Di Stefano) et Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Pierre Dumoussaud. Mise en scène : Krzysztof Warlikowski ; décors & costumes : Małgorzata Szczęśniak ; lumières : Felice Ross ; vidéo : Denis Guéguin ; chorégraphie : Claude Bardouil. Opéra Bastille, 14 mars 2023 (représentations suivantes jusqu’au 9 avril).

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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