Au Théâtre de L’Odéon jusqu’au 7 février
Grand-peur et misère du troisième Reich, de Bertolt Brecht, par Julie Duclos
Fluide mais inégale, la mise en scène de Julie Duclos remet d’actualité la pièce de Brecht sur l’emprise du fascisme.

Faire sentir ce qu’a représenté concrètement le nazisme pour les citoyens allemands au jour le jour, c’est tout le projet de Bertolt Brecht. Et la réussite de Julie Duclos qui, malgré les défauts de sa mise en scène, résonne avec l’actualité et nous plonge d’emblée dans l’atmosphère on ne peut plus pesante de cette société. L’individu n’y a plus sa place, au profit de la communauté du peuple composée d’hommes forts, utiles, prêts pour la guerre. Chacun est pris en étau entre la terreur semée par les sbires du régime et les privations dues à une économie tout entière tournée vers la guerre. En une douzaine de tableaux, s’étageant entre 1933 et 1938, la pièce écrite par Brecht en exil, décortique la mécanique fasciste.
Julie Duclos n’a retenu dans la pièce peu souvent montée du dramaturge allemand que la moitié des 24 tableaux plus ou moins longs, basés sur des témoignages vécus ou des articles de presse. Chacun concerne une population particulière, située dans un coin différent de l’Allemagne, sans toutefois tomber dans le catalogue social. Et chacun de ces aperçus du fascisme ordinaire est dûment titré et daté dans des cartels projetés sur le fond de scène. On progresse ainsi dans le temps, sur cinq ans, et l’on assiste à un crescendo des problèmes perceptibles à petite dose dès la première scène. Les petites compromissions de tout un chacun, les stratégies de survie, les lâchetés tout comme les actes de résistance, défilent dans une suite de tableaux indépendants, dans l’intimité d’une cuisine, d’une chambre, d’une boutique ou d’un bureau.
Censure tous azimuts, interdiction de tout propos non conforme, abolition de la moindre plaisanterie, arrestations massive des opposants ou même simplement réticents, sans parler de l’antisémitisme criminel omniprésent…, c’est tout un pan de l’Histoire qui prend vie. Le spectacle très (trop) dense de deux heures trente sans entracte, égrène les séquences dans une scénographie épurée et des décors neutres, atemporels, facilement escamotables par les comédiens eux-mêmes.
Tout en évitant le pittoresque, Julie Duclos a tenu à conserver les vrais costumes bruns des SA pour la période courant jusqu’à leur élimination par les SS, en juin 1934. Il s’agit en effet de garder un ancrage dans l’époque et de rappeler que tout cela est bel et bien advenu. Sans toutefois enfermer le spectacle dans la chronique d’une histoire passée, qui ne nous concernerait plus. Avec dix interprètes plus ou moins inspirés qui jouent chacun plusieurs rôles, les tableaux se succèdent avec fluidité, des vidéos grand écran assurant la liaison de l’un à l’autre.
Délation et paranoïa
Famille de paysans, d’artisans, de fonctionnaires, de bourgeois ou de magistrats, scientifiques, juifs contraints à l’exil, et même des enfants… tous se retrouvent dans des situations inextricables. Y compris des personnages que l’on aurait a priori condamnés. Comme ce boucher qui a voté Hitler et se pend dans sa vitrine où il n’y a plus rien à vendre, sinon des veaux factices qu’il a refusé de montrer.
La délation est partout, et son corollaire : la paranoïa. Comme ce couple d’enseignants qui s’aperçoivent que leur garçon, inscrit comme tous les enfants à la Hitlerjugend, a soudain disparu. Serait-ce pour dénoncer ses parents qui ont eu l’étourderie de tenir devant lui des propos critiques ? On tremble un instant avec eux, mais non, il est allé s’acheter des bonbons…
Dans le programme de salle, Julie Duclos explique très bien les procédés de distanciation mis au point par Brecht comme une manière de « remettre en question le processus d’identification et de faire appel à la raison du spectateur ». Las, cette vision n’est pas toujours mise en pratique, certaines séquences pêchant par l’expression d’une colère qui annule toute distance. Comme celle de « La femme juive » où l’on voit l’actrice faire sa valise et vociférer en s’adressant à son canapé en lieu et place de son mari aryen pur jus absent, justifiant sa décision de quitter seule l’Allemagne sur le champ.
Plus réussies, d’autres scènes seraient comiques si elles n’étaient dramatiques. Comme ce juge (incarné par l’excellent Philippe Duclos) pris en tenaille entre un bijoutier juif, dont la boutique a été dévastée et pillée par des SA, et un propriétaire SS, qui a intérêt à ce que le bijoutier continue de payer ses traites. Affolé par sa responsabilité, le magistrat aimerait tant qu’on lui dise quoi faire et qui condamner. Mais non, on le laisse à sa propre conscience et à l’illusion de son libre arbitre. Avec le risque d’être envoyé en camp de concentration s’il rend le mauvais jugement et déplaît au plus fort des « influenceurs » en lice. Suivez mon regard vers le temps présent…
Grand-peur et misère du IIIe Reich , de Bertolt Brecht, au Théâtre de L’Odéon jusqu’au 7 février, https://www.theatre-odeon.eu
Mise en scène : Julie Duclos. Traduction : Pierre Vesperini. Scénographie : Matthieu Sampeur. Lumière : Dominique Bruguière. Vidéo : Quentin Vigier. Son : Samuel Chabert. Costumes : Caroline Taverniere
Avec Rosa-Victoire Boutterin, Daniel Delabesse, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Étienne Toqué, Myrthe Vermeulen. Et les enfants (en alternance) Salomé Simon Botrel, Elliot Guyot, Philaé Mercoyrol Ribes, Raphaël Takam, Mélya Bakadal, Julien Petersen
Tournée :
Du 13 au 22 février, Théâtre National Populaire, Villeurbanne
Du 27 février au 2 mars, Théâtre du Nord, Lille
Photo Simon Gosselin