Forteresses de G. Shaheman

Une véracité qui dérange

Forteresses de G. Shaheman

Dans la mouvance de plus en plus fournie d’un théâtre qui mêle étroitement réalité et fiction, « Forteresses » a droit à une place particulière. Notamment pour la justesse de son propos et l’intelligence de sa réalisation, l’humanité des ses interprètes.

Au départ, se trouve la personnalité de Gurshad Shaheman, comédien et metteur en scène originaire d’Iran installé en France. Lors d’une rencontre à la suite d’un autre spectacle, sa mère, après des années de séparation, a revu ses deux sœurs, l’une émigrée en Allemagne et l’autre toujours dans son pays. Les souvenirs qu’elles ont égrenés à partir de leurs parcours respectifs de vie ont suggéré à leur fils et neveu l’idée de confronter sur scène ces trois existences.

Comme ce trio n’était en rien de comédiennes, comme leur pratique du français était rudimentaire, décision fut de distribuer leurs rôles à des actrices iraniennes jouant en France. Et, pour conserver la part essentielle de la réalité, de mettre en scène ses parentes en présence corporelle muette (sauf pour chanter) mais active sur le plateau. Écriture et interprétation cohabiteraient simultanément.

Le dispositif scénique présente clairement l’intention de l’auteur-metteur en scène. Dispersées sur des praticables, trois chaises où seront assises les interprètes dépositaires du récit. Alentour dans l’espace scénique, les mère et tantes vaqueront à diverses occupations. Ce ne sera pas du mime, ce ne sera pas non plus une stylisation de gestes quotidiens ; ce seront actions très ordinaires, très banalement ordinaires.

Les paroles réécrites pour la narration sont limpides, les présences sont discrètes mais habitent l’espace en sa totalité. Le soutien de Shaheman, chef d’orchestre omniprésent et néanmoins sobrement réservé, est garant de l’unité de la représentation. La diction impeccable et les tessitures vocales de Guilda Chahverdi, Mina Kavanu et Shady Nafar apportent aux confidences une sorte d’ampleur nue, dépouillée de toute émotivité superflue. Les mots - discrètement accompagnés par la musique de Lucien Gaudion - résonnent, porteurs d’épisodes souvent douloureux sans entraîner des bouffées de perceptions épidermiques primaires. Le vécu se perçoit dans sa crudité, dans sa véracité.

Chacune des femmes met au jour les difficultés du journalier. Le poids de traditions souvent teintées de machisme, les contraintes religieuses ou légales, la violence latente intérieure aux clans et extérieures des affrontements guerriers aux remous internationaux… défilent marquant chaque étape de chaque parcours. L’exil contraint à des résistances et des humiliations. La famille affronte les regards d’autrui dès que les comportements s’octroient la moindre liberté. Les couples sont confrontés à nombre de contradictions déchirantes.

Les spectateurs sont amenés à percevoir un vécu qui réclame volonté, obstination, courage à opposer sans cesse à l’incompréhension, la haine, le rejet, le mépris, le fanatisme. Sans doute est-ce le miracle de la sincérité qui rend tout cela comme une vérité cruelle autant que comme une réussite d’équilibres précaires rendant hommage au fait de rester vivant, humain, chaleureux. Car les chansons intégrées au spectacle, même mélancoliques, allègent les vicissitudes sans les gommer. La clôture de près de trois heures de théâtre sans ennui, agacement ni décrochage s’épanouit par des danses et des chants de tous les protagonistes y compris, les quelques privilégiés installés sur des tapis d’orient en pourtour du plateau et le reste du public demeuré dans la salle.

Le titre « Forteresses » peut se lire comme le lieu d’une obstruction face à la fatalité et à l’iniquité de ces trois femmes résistantes à la façon d’une construction inébranlable. On dirait aussi que ce mot féminin, avec le même suffixe que pour ‘déesse’, définit des femmes fortes : des ‘forteresses’.

30 mai -1er juin Théâtre du Nord Lille
3 au 11 juin MC93 Bobigny.

Durée du spectacle : 2h50
À partir de 16 ans

Programmé en coréalisation avec La rose des vents, Villeneuve d’Ascq

Avec Guilda Chahverdi, Mina Kavani, Shady Nafar, Gurshad Shaheman & les femmes de sa famille
Texte, mise en scène : Gurshad Shaheman
Création sonore : Lucien Gaudion
Scénographie : Mathieu Lorry-Dupuy
Lumières : Jérémie Papin
Dramaturgie : Youness Anzane
Costumes : Nina Langhammer
Maquillage Sophie Allégatière
Coach vocal : Jean Fürst
Assistanat à la mise en scène : Saeed Mirzaei
Régie générale : Pierre-Éric Vives
Régie plateau, accessoires : Jérémy Meysen

Lire  : Gurshad Shaheman, « Forteresses », Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2021, 160 p. (15 €) (Prix de la Librairie théâtrale 2022)

A propos de l'auteur
Michel Voiturier
Michel Voiturier

Converti au théâtre à l’âge de 10 ans en découvrant des marionnettes patoisantes. Journaliste chroniqueur culturel (théâtre – expos – livres) au quotidien « Le Courrier de l’Escaut » (1967-2011). Critique sur le site « Rue du Théâtre » (2006-2021)....

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