« Qui a peur d’Arnold Schoenberg ? », livre de Jérémie Bigorie

Et qu’on ne parle plus de dodécacophonie !

Si vous trouvez opaque la musique de Schoenberg, un livre aux multiples clefs vous permettra de traverser le brouillard du système des douze sons.

Et qu'on ne parle plus de dodécacophonie !

« SCHOENBERG ÉTAIT UN RÉVOLUTIONNAIRE-TRADITIONALISTE », conclut Jérémie Bigorie dans les dernières pages de l’ouvrage qu’il vient de consacrer au compositeur viennois. Révolutionnaire, bien sûr, diront ceux que sa musique fait fuir. Mais traditionaliste ? Eh bien oui, affirme Jérémie Bigorie : « Foncièrement attaché à la tradition à laquelle il s’enorgueillissait d’appartenir, [Schoenberg] a renoncé à la tonalité pour mieux l’instiller dans ses dernières pièces teintées de nostalgie. » Et puis : « Son renoncement partiel à la tonalité attestait, paradoxalement, son attachement viscéral à l’ancien monde. » C’est ainsi : Schoenberg se voulait l’héritier de Brahms et de Wagner à la fois et, au-delà, de Bach. Il n’y a là rien de très étonnant, si l’on y réfléchit bien, et un compositeur comme Helmut Lachenmann (né en 1935), qui pour certains passe pour on ne peut plus radical (mot dont il faudrait préciser le sens), n’hésite pas à affirmer : « Mon principal maître est la tradition. »

D’où vient alors que Schoenberg effraie encore et toujours, bien qu’il soit né il y a un siècle et demi ? D’où vient qu’il soit pour beaucoup celui par lequel sont arrivés tous les maux dont souffre (ou souffrirait) la musique dite contemporaine, quand bien même celle-ci aurait suivi des chemins multiples ? Inutile de se voiler la face : c’est qu’il a été le premier à s’émanciper de la dissonance (plutôt que de pratiquer l’atonalité, terme qu’il récusait), puis, effrayé par sa propre audace, d’imaginer un nouveau système appelé dodécaphonisme ou sérialisme, même si d’autres avant lui, les méconnus Hauer et Golychev, ont mis au point dans leur coin un système comparable, et même si l’on peut entendre dans le finale de la Deuxième Sonate de Chopin une vertigineuse échappée en dehors de la tonalité. Comme l’écrivit Hans Eisler en croyant peiner Schoenberg, qui au contraire prit très bien la proposition : « Il est le vrai conservateur : il donne naissance à une révolution – pour pouvoir être réactionnaire. »

Ni blouse, ni tableau noir

Le plus surprenant reste que Schoenberg, qui apprit le violoncelle en autodidacte, ne s’attela que sur le tard à la composition après avoir été l’élève de son ami Zemlinsky. Et osa faire le grand saut. Cet écheveau de contradictions, ces audaces qu’on ne qualifiera pas d’échevelées (par égard pour la calvitie de Schoenberg autant que pour l’austérité du maître inflexible qu’il était), Jérémie Bigorie les expose dans un abécédaire qui, d’« Adjuvant » à « Voluptueux », permet d’aborder l’œuvre et la personnalité du musicien par tous les angles, sans jamais tomber dans la démonstration verbeuse, sans jamais enfiler « la blouse dodécaphonique », comme il l’écrit lui-même plaisamment. Le talent de Schoenberg peintre (qui n’osa pas l’abstraction), sa relation à la religion juive, le silence auquel il s’astreint pendant dix ans, après Pierrot lunaire, afin de parfaire son système, son amitié en Californie avec Gershwin (qui fut son partenaire de tennis) alors qu’avec Stravinsky, réfugié lui aussi non loin de Los Angeles, s’imposait l’indifférence la plus glaciale, bien sûr la manière dont Berg et Webern firent leur miel de sa Parole, tels sont les sujets et bien d’autres abordés dans ce livre qu’il est possible de lire en commençant par telle ou telle autre page.

Jérémie Bigorie n’est pas tendre envers Theodor Adorno, musicien sans œuvre devenu philosophe, qui « sublimait sa propre incapacité à créer en se sentant obligé de dicter aux vrais talents ce qui était permis ou interdit ». Et c’est ce qui est précieux dans ce livre, qui aime en disant ce qu’il aime moins, qui affirme sans trancher, qui s’émeut et s’interroge, qui ne prétend pas ajouter une nouvelle Table à la Loi mais au contraire se donne comme un mode d’emploi – un mode d’emploi presque amoureux : il est possible d’aimer Schoenberg, nous dit Jérémie Bigorie, de se griser de la Première Symphonie de chambre tout en fuyant le « besogneux » (sic) Quintette à vent, « aussi pénible à jouer pour les instrumentistes qu’à écouter pour l’auditeur ». Pour apprendre sur Schoenberg et de Schoenberg, n’ayons pas peur de lire cet ouvrage aussi revigorant que malicieux.

Jérémie Bigorie : Qui a peur d’Arnold Schoenberg ?, éd. des Lumières, 2024, 196 p.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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