Et le feutre de travers d’Evelyne Pieiller

Une conscience d’artiste

Et le feutre de travers d'Evelyne Pieiller

Les initiatives les moins bruyantes sont souvent les meilleures. Chacun sait que les proclamations les plus sonores - et elles ne manquent pas au théâtre - annoncent le plus souvent de l’événementiel (quel affreux mot !) et non de l’art. Aussi prend-on un intérêt très vif à des manifestations souvent discrètes et jouant d’autres règles que celles du spectaculaire. Tel est le festival qu’Evelyne Pieiller et Jacques Pieiller ont créé dans un hameau de la Sarthe, après avoir pendant des années fait venir un public abondant aux spectacles de leur compagnie précédemment installée en Bourgogne. A présent, reposant sur d’autres conditions de travail et de ressources financières, le rendez-vous ne propose plus qu’une pièce (parfois aussi, en supplément, un concert, cette année un débat avec Serge Halimi, directeur du Monde diplomatique). En cette rentrée, la nouvelle création s’appelle Et le feutre de travers. Ce titre vous dit quelque chose ? Oui, Cyrano de Bergerac de Rostand : " Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers. / Pour un oui, pour un non, se battre, - ou faire un vers ! "
L’on est pourtant bien loin de Rostand ici, chez Evelyne Pieiller qui n’en fait pas moins un clin d’œil à la fameuse tirade des " non, merci " ; elle y trouve, en effet, l’un des thèmes essentiels de ses propres textes : dans un monde faussé par ses gloires dérisoires et ses affirmations de générosité mensongères, comment l’artiste peut-il garder sa noblesse, est-il redevable du peu que l’on lui donne comme un cadeau royal, comment accepter et comment refuser quand l’urgence d’exercer son art et le sens de l’indépendance sont en jeu et en conflit ? Lorsqu’on sait qu’Evelyne Pieiller vient de publier un très bel essai sur Dumas et Hugo, Mousquetaires et Misérables, on se rappelle que ces questions-là sont déjà chez Hugo. Hernani et Ruy Blas ont une fraternité avec le personnage de Et le feutre de travers, bien que tout s’y passe dans le plus vif du XXIe siècle.
Sur une scène désordonnée (affiches mal fixées, collées à l’envers, papiers à terre), un homme apparaît qui est à la fois un comédien, un chef de troupe, un metteur en scène. Sa première interrogation porte sur le mécénat. Doit-il assurer le spectacle, pour une aide qui n’est pas très différente d’une aumône ? Oui, peut-être, parce qu’il respecte son métier et le public. Mais le jeu vaut-il la chandelle ? Sautant d’un souvenir à l’autre, il débusque les moments où le système et les puissances d’argent l’ont piégé ou provoqué. On lui a proposé la décoration des Arts et Lettres . " Qu’est-ce qui permettait qu’on me juge assez inoffensif pour me médailler. Assez inoffensif mais assez joli pour me médailler ? ", lance-t-il. De toute façon, n’est-il pas terminé, " périmé " parce qu’il n’est plus jeune ? Le temps va sans doute le broyer aussi méchamment que les lois du succès et de l’argent. Saura-t-il être, comme il se le promet, un " dandy rouge ", lui qui reste habité par le rêve d’une révolution impossible ?
Le texte d’Evelyne Pieiller, toute en sinuosités, s’offre parfois le plaisir de coups de griffe vengeurs, mais sans message surligné. Il met surtout à jour les contradictions d’un artiste, hésitant, partagé, se débattant au milieu des chausse-trapes d’une société si douée pour la duplicité et atteignant peu à peu des zones de grande lumière.
L’interprétation de Jacques Pieiller, seul en scène, s’enchante de cette écriture faite de ruptures, d’instants où l’être humain courbe un peu l’échine, cède à la banalité, pactise et s’éveille jusqu’à l’éclat des pensées cinglantes. Chez Jacques Pieiller, même dans les notes de noirceur, une allégresse du jeu et un art d’être au-dessus du vide affronté dans un défi secrètement rieur. Salut l’artiste, brillant en ce tournoiement dans une conscience d’artiste !

Et le feutre de travers d’Evelyne Pieiller avec Jacques Pieiller. Festival de la Vasinière, Bonnétable (Sarthe) . La création a eu lieu le 17 septembre. (Durée : 45 minutes). Reprise prévue à Paris au cours de cette saison. Le livre d’Evelyne Pieiller, Mousquetaires et Misérables, Ecrire aussi grand que le peuple à venir, a paru au éditions Agone.

Photo DR.

A propos de l'auteur
Gilles Costaz
Gilles Costaz

Journaliste et auteur de théâtre, longtemps président du Syndicat de la critique, il a collaboré à de nombreux journaux, des « Echos » à « Paris-Match ». Il participe à l’émission de Jérôme Garcin « Le Masque et la Plume » sur France-Inter depuis un quart...

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