El Ajouad, Les Généreux d’Abdelkader Alloula

Acteurs algériens et français dans un même élan

El Ajouad, Les Généreux d'Abdelkader Alloula

Alloula : un très grand nom du théâtre algérien. Et un terrible signe noir dans le ciel des temps modernes. On sait qu’Abdelkader Alloula a été assassiné par les islamistes à Oran en 1994. Le type de théâtre développé par Alloula, la « halqa », n’a pas d’exact équivalent en Europe. C’est une combinaison du théâtre populaire forain et du théâtre littéraire. Les acteurs sont à la fois conteurs et interprètes. L’un d’eux entament un récit, puis tous prennent en charge à tour de rôle l’histoire tout en jouant, dans un crépitement de courts tableaux, les scènes que la palabre fait naître. Le style est donc narratif mais, en même temps, extrêmement vif, car l’on est dans la vitalité et la vivacité de la place publique réinventées par une ambition de haut langage scénique. Ce n’est pas de la « commedia dell’arte », c’est un autre chapitre, l’un des chapitres suivants dans la généalogie du théâtre né du peuple et pour le peuple. L’œuvre majeure d’Alloula, Les Généreux (El Ajouad), n’est pas un recueil de sketches mais un ensemble de longues séquences au langage écrit-parlé qui sont, les unes et les autres, des pièce en elles-mêmes. Ces moments durent chacun une heure environ. Les équipes qui montent le répertoire d’Alloula ne choisissent pas toujours de tout présenter. La troupe algérienne Istijmam et la compagnie française Gena, qui se sont associées pour adopter un nouveau parti pris, s’attachent à trois textes qu’ils peuvent représenter en continuité ou séparément. Dans le premier, l’employé d’un zoo géré par une municipalité négligente se décarcasse pour nourrir les animaux abandonnés ; l’organisation parallèle qu’il met en place sème le trouble parmi les responsables attitrés. Dans le deuxième, un cuisinier lègue son corps à un lycée pour l’éducation des enfants à venir et, après sa mort, l’enseignement auprès de son squelette prend des résonances contradictoires, entre l’éloge d’un homme simple et la prétention scientifique de professeurs sans âme. Dans le troisième enfin, un aide-soignant trop nerveux (il court tout le temps) est muté de l’hôpital à la morgue par une hiérarchie qui entend le mettre ainsi à l’écart, mais l’affaire n’est réglée pour personne : un mort se réveille ; vent de panique immédiat…
L’on voit que ce théâtre est largement satirique. D’une satire comme on les aime, large, inspirée, dénonciatrice mais aimante, féroce mais débordant de tendresse. La plume d’Allloula n’était pas prudente ! Il l’a payé au prix le plus fort. Ses écrits sont pourtant des messages d’amour pour l’Algérie, les Algériens et l’humanité partout où elle souffre au bas de l’échelle. Tant pis pour les tièdes et les cupides ! Le rire, parfois, frappe à la hache et les notables sont les premiers à recevoir les coups. On pourrait parler d’un Brecht arabe : des points de vue évidemment politiques se devinent derrière la fièvre de la parole virevoltante qui sonne comme rendue aux petites gens. C’est dans cet esprit de révolte rieuse que s’exerce avec bonheur la mise en scène de Jamil Benhamamouch qui utilise l’espace au sol, vide et nu - et parfois des aires surplombant la scène - comme une place de ville suggérée et non réaliste . Les acteurs y bondissent et rebondissent comme des balles en caoutchouc, à première vue. En fait, la gestuelle est admirablement codée. Les interprètes se groupent, se désunissent, s’isolent selon les nécessités du texte et de ce qui relève de la musique, de la pantomime, de la danse et du chant. Djaoued Bougrassa, Houari Bouabdellah, Meriem Medjkane, Julie Lucazeau, Jean-Jérome Esposito, Rihab Alloula ont de fortes personnalités qui leur permettent de dessiner à très vive allure les personnages les plus divers du monde social et d’être à la fois chez Arlequin et chez Kafka. Car Alloula ne craint de farcir d’étrangeté ses comédies modernes.
Grande originalité enfin : les textes sont joués en bilingue, en arabe et français, mais jamais dans une traduction simultanée. Quelques répliques en arabe, puis quelques répliques en français. Et ainsi de suite dans une saccade continue qui fait se succéder constamment les deux langues. La langue originale et la langue traduite surgissent en courant alternatif. Comme deux musiques de mots qui se répondent toute la soirée. Au spectateur d’attraper ce qu’il peut. En conséquence, il ne comprend pas tout s’il ne possède pas les deux cultures mais il est plongé dans un échange verbal où les mots arabes du poète et ceux français de sa traductrice disputent un sacré ping pong littéraire – où il n’y a pas de langage dominant. La traductrice est précisément Rihab Alloula, fille de l’écrivain et excellente autrice-actrice, doublement impliquée dans cette soirée tout en élans. Alors que se profile en mars (le 10 mars exactement) le trentième anniversaire de la mort d’Abdelkader Alloula, un tel spectacle s’affirme comme l’un des hommages les plus nécessaires : une fête de théâtre dont l’athlétisme endiablé fustige et chante à la fois.

El Ajouad - Les Généreux d’Abdelkader ALLOULA, spectacle bilingue, nouvelle traduction de Rihab ALLOULA, mise en scène de Jamil BENHAMAMOUCH, avec Rihab ALLOULA, Djaoued BOUGRASSA, Houari BOUABDELLAH, Jean-Jérôme ESPOSITO, Franck LIBERT, Julie LUCAZEAU, Meriem MEDJKANE.
Par le Collectif Gena, Marseille, et la Compagnie Istijmam, Oran (Algérie). Spectacle donné au Théâtre-Studio d’Alfortville du 24 janvier au 11 février 2024, après ses représentations à Marseille (Théâtre Toursky, Cité des arts de la rue, Momkin – Théâtre des possibles), avec le soutien de l’Institut français (Paris, Alger, Oran) et de l’Arab Fund For Arts and Culture(Beyrouth). Tournée à venir.

La traduction intégrale des Généreux par Messaoud Benyoucef (qui n’est pas celle utilisée dans ce spectacle) a paru chez Actes Sud Papiers, en 1995.

Photo Mathilde Thufféry.

A propos de l'auteur
Gilles Costaz
Gilles Costaz

Journaliste et auteur de théâtre, longtemps président du Syndicat de la critique, il a collaboré à de nombreux journaux, des « Echos » à « Paris-Match ». Il participe à l’émission de Jérôme Garcin « Le Masque et la Plume » sur France-Inter...

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