Didon et Enée

Didon et son double

Didon et Enée

On a vu beaucoup de pièces de théâtre dans le théâtre et quelques opéras dans l’opéra. Mais on doit reconnaître que cette production de Didon et Énée, de Purcell, surpasse en originalité tout ce qu’on a pu voir. Tant dans le fond que dans la forme, le spectacle dont la réalisation, o combien spectaculaire, a mobilisé deux institutions, le Grand Théâtre de Genève où il a été créé au printemps dernier (mais n’a pas pu être montré pour cause de pandémie) et l’Opéra de Lille, surprend à chaque instant. Avec un mélange inédit de tragique et de burlesque, de majestueux et de trivial. Sans craindre la schizophrénie, ni l’hystérie, ni les ruptures de ton.

Car ce sont deux histoires (une ancienne et une moderne) et deux musiques parallèles (une baroque et une additionnelle contemporaine) qui s’entrelacent ici. Et deux modes d’expression, l’un chanté pour la partie ancienne, l’autre parlé et dansé pour la partie moderne. Cette dichotomie se répercute aussi sur les équipes musicales qui se partagent la scène et la fosse, dirigées chacune par son chef respectif : Emmanuelle Haïm à la tête de son ensemble le Concert d’Astrée pour l’opéra de Purcell et Atsushi Sakaï (un ancien de la troupe) pour la musique moderne qu’il a lui-même composée, dérivée des motifs de Purcell.

Si elle n’est pas toujours compréhensible dans le détail ni fluide dans l’exécution, cette intrication des deux histoires a pour ambition d’entrer de manière cinématographique dans la psyché de l’héroïne Didon, victime éternelle d’un amour sans retour. Pour autant, la mise en scène survitaminée et pleine de trouvailles de Peter Chartier, servi par sa troupe vibrionnante d’acteurs/danseurs/acrobates des Peeping Tom, qui aborde pour la première fois un opéra, évite le côté cérébral du projet et vise avant tout à l’incarnation. Pleine de ressources, au prix de quelques gags un peu trop appuyés et répétés (la théière qui ne se vide jamais, la servante avec sa tête dans les mains…), la clique ébouriffante et bigarrée se charge de restituer toute la part de merveilleux contenue dans l’opéra baroque où interviennent force sorcières et autres esprits. Avec pour climax les scènes paroxystiques comme celle de la tempête que ces êtres maléfiques déchaînent afin de séparer les amants trop heureux.

Ce sont bien des êtres de chair et de sang et non des archétypes qui évoluent dans le riche décor unique, lui aussi à deux niveaux, qui occupe toute la scène. En bas : une pièce à la fois chambre et salon d’un intérieur bourgeois aux murs lambrissés où se déroule l’histoire des deux Didon et de leurs servantes respectives et symétriques. En haut : une galerie qui surplombe le plateau et où loge le chœur et les sorcières lesquelles n’ont de cesse de ruiner les histoires d’amour passionnées mais illégitimes qui se déroulent simultanément, l’une en miroir de l’autre. Si bien que l’œuvre plutôt courte de Purcell (cinquante minutes) s’en trouve doublée aussi bien dans sa durée que dans son sujet.

Alter ego mythologique

Commençons par là où commence le spectacle : Eurudike (dite Didi), femme moderne, se débat dans son lit avec des cauchemars et des visons d’opéra qui la hantent et dont elle demande sans cesse à sa cour de jouer et chanter les péripéties. Il s’agit bien sûr de celui de Purcell, sommet de la musique baroque (1689) dont le livret est inspiré d’un récit de l’Eneide de Virgile. Femme de pouvoir dévouée à son peuple, Eurudike ne se lasse pas du lamento de son alter ego mythologique, la reine de Carthage Didon, qui voue un culte à feu son mari mais tombe amoureuse d’Énée, le héros troyen qui a fui sa ville détruite et échoue sur le rivage.

Loin de rester dans la position de spectatrice, Eurudike se projette dans cette tragédie qui la concerne dans sa chair. Car cette femme mûre, autoritaire (on pense à la reine d’Angleterre) est elle aussi seule face à son destin, mais pleine de ressentiment pour son époux défunt, bourgeois bedonnant dont le portrait surplombe son lit (c’est celui de Monsieur Bertin par Ingres) qu’elle insulte copieusement, le traitant de pédophile ! Eurudike prise au piège du protocole est empêchée de vivre sa passion, et même de vivre tout court, condamnée donc à l’autodestruction.

Et de même que Didon est contrainte de se séparer d’Énée, qui l’abandonne pour un autre destin (fonder Rome), Eurudike ne peut ni ne veut se laisser aller à sa passion pour un jeune migrant naufragé qui surgit dans sa vie et qui la fascine. Tout se fissure de concert dans l’univers de l’une et de l’autre et le sable envahit peu à peu la demeure commune, sable pénétrant par toutes les issues possibles, métaphore de l’enlisement de ces destins de femmes malheureuses (vision surréaliste, dantesque). Et tandis que Didon se résigne à se donner majestueusement la mort, Eurudike, bien de son temps, finit dans le dénuement le plus total, ensablée sur son lit, ravagée par le désespoir et la frustration. Saluons au passage la performance de la comédienne Eurudike de Beul pour ce rôle écrasant qui la fait passer du personnage autoritaire de reine à celui d’une migrante.

Emmanuelle Haïm, qui connaît bien l’opéra pour l’avoir enregistré en 2003 avec le Concert d’Astrée, semble se jouer de cette répartition des tâches avec Atsushi Sokaï et du contraste des deux partitions, l’une suavement harmonique, l’autre sauvagement dissonante. Dans le rôle de Didon la mezzo Marie-Claude Chappuis (qui joue aussi la Magicienne et un esprit) manifeste une belle prestance, déchirante dans l’air final "When I am laid in earth". Pour sa part, le baryton sud-africain Jacques Imbrailo campe un Enée plein de vaillance. Sans oublier les personnages secondaires et les chœurs qui ont leur part dans la réussite de ce spectacle rien moins que ronronnant.

Didon et Énée, de Henry Purcell, Opéra de Lille jusqu’au 10 décembre, www.billetterie.opera-lille.fr
Avec Marie-Claude Chappuis (Didon, La Magicienne, un Esprit), Jacques Imbrailo (Énée, un Marin), Emőke Baráth (Belinda, Seconde Sorcière), Marie Lys (Deuxième Dame, Première Sorcière), Le Concert d’Astrée choeur et orchestre. Direction musicale : Emmanuelle Haïm.
Composition et direction des musiques additionnelles : Atsushi Sakaï. Mise en scène et chorégraphie : Franck Chartier / Peeping Tom. Scénographie : Justine Bougerol. Costumes : Anne-Catherine Kunz. Lumières : Giacomo Gorini. Conception sonore : Raphaëlle Latini. Dramaturgie : Clara Pons. Collaboratrice artistique : Eurudike De Beul.
Création et performance par les artistes de Peeping Tom : Eurudike De Beul, Marie Gyselbrecht, Hun-Mok Jung, Brandon Lagaert, Chen-Wei Lee, Yi-chun Liu, Romeu Runa et Vidal Arzoni
Photo : Frederic Lovino

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de sa...

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