Week-end de clôture du Festival de Lucerne
Brillants interprètes, œuvres phares
Le KKL accueille deux orchestres de renom international pour l’apothéose finale du Festival d’été de Lucerne.
- Publié par
- 19 septembre
- Critiques
- Opéra & Classique
- 0
-
AVEC L’ORCHESTRE DU FESTIVAL DE BUDAPEST dirigé par Iván Fischer et le NDR Elbphilharmonieorchester par Alan Gilbert, le Festival d’été de Lucerne parachevait une très brillante programmation orchestrale, qui est à vrai dire sa spécificité depuis sa création en 1938. Depuis 2002, le festival se déroule dans le magnifique KKL (Centre de culture et de congrès de Lucerne) conçu par l’architecte Jean Nouvel. Depuis 2016, le compositeur Wolfgang Rihm (décédé le 27 juillet dernier) était quant à lui le directeur artistique de l’Académie du Festival de Lucerne. Pour ces deux soirées de clôture du festival, on a pu assister à deux concerts d’exception, grâce à la qualité des musiciens en jeu, mais également à leur engagement et l’intensité de leur interprétation.
Sous la direction d’Iván Fischer, le 14 août, était présenté un programme subtilement conçu : la version orchestrale, qui n’est pas la plus connue, de la fameuse Ouverture sur des thèmes juifs de Prokofiev, composée originellement pour un sextuor instrumental (clarinette, piano et quatuor à cordes), le Concerto pour violon n° 2 de Bartók et la très lyrique Symphonie n° 7 de Dvořák. Ces trois œuvres que le musicologue auteur des textes de présentation en anglais du Festival, Thomas May, réunit sous le titre de « Folk Flavors » (saveurs folkloriques) n’ont en réalité que peu de points communs dans leur façon d’aborder la question du folklore. Avec l’Ouverture sur des thèmes juifs op. 34a (orchestration réalisée par le compositeur en 1934 du sextuor original de 1919), Prokofiev présente quelque chose comme une quintessence de musique « kletzmer », terme désignant la tradition populaire des communautés juives d’Europe centrale et orientale. À l’origine les « kletzmorim » sont des nomades, et leur musique se nourrit de toutes les sources et tous les styles des régions d’Europe centrale qu’ils parcourent. On y trouve aussi bien des morceaux de type festif, destinés par exemple à accompagner les mariages, que des pièces plus mélancoliques, la plupart des morceaux mêlant ces deux ambiances, la clarinette étant l’instrument roi de ce répertoire. Prokofiev joue le jeu avec une évidente jubilation, reprenant les codes de cette musique, en particulier bien sûr pour les beaux solos de clarinette qui émaillent l’Ouverture. Iván Fischer donne force et subtilité à ce chef-d’œuvre de « second degré » qu’est la pièce, comme s’il écoutait tout ce que Prokofiev a pu y mettre de jubilation rythmique, tout en suggérant l’impossibilité pour un musicien tel que lui d’atteindre réellement la chair de ce répertoire et de cet univers des musiques judaïques d’Europe centrale, qui n’appartient qu’à ceux qui en forment la communauté humaine...
Énigme et pyrotechnie
Avec le Concerto pour violon n° 2 de Bartók, c’est une tout autre question esthétique qui s’ouvre à l’auditeur : comment écouter dans toute sa puissance ce monument de virtuosité violonistique et de densité harmonique en en percevant si possible les nuances et les composants ? Emportée par un jeu éblouissant de technicité et de poésie, la brillante Patricia Kopatchinskaja, vêtue d’un vaste manteau rouge vermillon et apparaissant pieds nus, comme à son habitude, fait de ce concerto quelque chose comme un moment d’initiation destiné à l’auditeur. Bartók inscrit dans cette œuvre composée en 1937-1938 une telle quantité d’idées motiviques, rythmiques, harmoniques, pyrotechniques pour le soliste, que l’auditeur non familier de ce concerto ne peut que se laisser emporter dans un monde sonore saturé d’étrangeté et d’énigme. Paradoxalement, c’est cette densité mystérieuse qui forme pour Patricia Kopatchinskaja comme pour Iván Fischer à la tête de l’Orchestre du Festival de Budapest, le socle d’une interprétation profondément généreuse, allant jusqu’au bout de tout ce que le compositeur suggère, assumant en somme l’alliage de profondeur philosophique et de virulence sonore, de poésie et de violence que l’œuvre propose. Un moment d’exception que cette interprétation.
D’une certaine manière, l’audition de la belle et lumineuse Symphonie n° 7 de Dvořák pâtit pour quelque secondes de sa proximité immédiate avec le Concerto de Bartók qui la précède... L’œuvre date de 1885 – une époque où la musique tchèque avait déjà largement intégré les aspects les plus riches de la tradition de la musique symphonique « à l’allemande » – sous le signe en particulier de Brahms, mais aussi de Beethoven, tout en réussissant à conserver son identité spécifiquement nationale, par l’emprunt entre autres à des éléments du folklore tchèque. Ce qui, chez Dvořák, fait tout l’intérêt de ce faisceau de sources contrastées c’est le fait que, bien loin de tout folklorisme de façade, il réalise la fusion du monde germanique et du monde de la Mitteleuropa. Pour l’auditeur, c’est sans doute cette dualité qui fonde toute l’émotion que procure sa musique. L’Orchestre du Festival de Budapest est ici encore, sous la houlette d’Iván Fischer, au mieux de ses qualités expressives.
Et si l’on chantait un peu ?
Un bis extrêmement inattendu (mais très bienvenu) voit enfin l’apparition des membres de l’orchestre, réunis non plus par pupitres instrumentaux mais par tessitures vocales, en un chœur « amateur » de très belle qualité qui interprète pour nous l’une des pièces les plus émouvantes de la production vocale de Dvořák : le bel Abendsegen (Bénédiction du soir) op. 29 n° 1, si brahmsien dans ses accents, ici interprété en allemand. Rare expérience pour l’auditeur que l’écoute de cet orchestre de renom international, capable de chanter (presque) aussi bien qu’il joue et de le faire pour nous en toute simplicité, comme si cette double compétence allait de soi pour tout musicien...
Le 15 septembre, c’est un monument du répertoire orchestral et choral qui se voit chargé de clore le Festival d’été de Lucerne : les fascinants Gurre-Lieder d’Arnold Schoenberg. En 1912, quelques mois avant la création de l’oeuvre, Schoenberg écrit : « Les Gurre-Lieder sont la clé de tout mon développement. Ils expliquent pourquoi tout ce que j’ai écrit après devait être écrit. » Découvrant le gigantisme de l’œuvre et la voyant ainsi commentée l’année même de la création d’une composition diamétralement opposée du musicien, son fameux Pierrot lunaire, on est amené en premier lieu à aborder les Gurre-Lieder dans une perspective historique. L’œuvre semble bien constituer une sorte d’aboutissement ultime de toutes sortes d’esthétiques propres au romantisme, avant que Schoenberg n’entreprenne un véritable démantèlement de celles-ci, une mise en question radicale de leurs outils. Les Gurre-Lieder ont été commencés en 1900 (un an après La Nuit transfigurée) et appartiennent donc encore à la période postromantique du compositeur. Schoenberg entreprend la composition de quelques lieder sur des poèmes de Jacobsen (1847-1885) pour un concours de composition de lieder. C’est Alexander Zemlinsky, professeur de Schoenberg pour quelque temps, qui lui a fait découvrir ce poète. Publiés en 1868, les poèmes évoquent les amours empêchées de Waldemar (ténor) et de Tove (soprano) au château de Gurre.
Entre Vaisseau Fantôme et Tristan
Ce scénario inspiré d’anciennes légendes nordiques permet aussi l’exploration du thème de la nature rédemptrice. Assez proche du thème du Vaisseau fantôme de Wagner, puisque Waldemar, ayant défié Dieu dans la très brève deuxième partie, est condamné à errer pour l’éternité, la thématique des Gurre-Lieder est aussi apparentée à celle de Tristan et Isolde. L’amour impossible et l’errance éternelle ne sont cependant pas traités de façon opératique par Schoenberg. La succession de grands solos, alternant avec des séquences chorales qui est le dispositif principal de l’œuvre, en fait une œuvre assimilable à une grande cantate, à un oratorio, ou mieux : à une légende dramatique, telle que Berlioz avait conçu sa Damnation de Faust.
Disons d’emblée que les interprètes de ce concert final du Festival de Lucerne étaient tous également exceptionnels : dans le rôle de Waldemar, le ténor Simon O’Neill, grand familier du répertoire wagnérien, est un choix judicieux et le chanteur impressionne par sa musicalité tout autant que par la force de sa présence dramatique sur scène. À ses côtés, le très belle voix de la soprano Christina Nilsson dans le rôle de Tove, celle de la mezzo Jamie Barton dans le rôle du Ramier, et celles de Michael Schade et Michael Nagy dans des rôles un peu plus modestes. Et c’est enfin un chanteur d’exception, grand interprète du lied, désormais retiré des récitals et concerts, qui tient avec intensité poétique et force théâtrale le rôle du récitant : Thomas Quasthoff. À la tête d’un ensemble très impressionnant de musiciens et chanteurs (NDR Elbphilharmonie Orchester dans tous ses atours, NDR Vokalensemble, NDR Rundfunkchor et Rundfunkchor Berlin, c’est-à-dire – on les a comptés dans un ou deux moments de lassitude... ! – près de 250 musiciens sur la scène et l’arrière-scène du KKL, Alan Gilbert évolue dans cette forêt sonore très touffue comme il le ferait dans les allées tranquilles de son jardin... C’est dire la réussite totale de cette soirée, qui suscita un enthousiasme du public bien mérité.
Illustration : Patricia Kopatchinskaja (crédit : Priska Ketterer - Festival de Lucerne)
Serge Prokofiev : Ouverture sur des thèmes juifs - Béla Bartók : Concerto pour violon et orchestre n° 2 - Anton Dvořák : Symphonie n° 7. Patricia Kopatchinskaja, violon ; Orchestre du Festival de Budapest, dir. Iván Fischer. KKL de Lucerne, 14 septembre 2024.
Arnold Schoenberg : Gurre-Lieder. Simon O’Neill, Christina Nilsson, Jamie Barton, Michael Schade, Michael Nagy, Thomas Quasthoff ; NDR Vokalensemble, MDR-Rundfunkchor, Rundfunkchor Berlin, NDR Elbphilharmonieorchester, dir. Alan Gilbert. KKL de Lucerne, 15 septembre 2024.