Critique Opéra Classique
33ème édition du festival Musica de Strasbourg
Burning Bright (H. Dufourt), Karft (M. Lindberg), In situ (Ph. Manoury) : multivers et espaces en trois créations
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- 1er novembre 2014
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Depuis 1982, le festival Musica de Strasbourg est devenu le moteur dans l’exploration des musiques d’aujourd’hui. Pour cette 33e édition, cet événement véritablement européen offre une large programmation. Des classiques du XXe siècle, tel Le château de Barbe-Bleue de Bartók. Des grandes figures de la création actuelle : Dusapin, Jarrell, Kurtág, Lindberg ou Manoury. Les plus jeunes générations : Cendo, Filidei, Parra ou Poppe. Et des spectacles : Aperghis, Campo, D’Adamo ou Goebbels.
Et c’est avec un coup de tonnerre que, le 25 septembre 2014, il a lancé la création de Burning Bright que, trente-sept ans après Erewhon, Hugues Dufourt offre aux mêmes Percussions de Strasbourg. En 1978, avec Erewhon (œuvre pour les six musiciens des Percussions de Strasbourg, débutée en 1973), Hugues Dufourt (né en 1943) sortait la lutherie percussive du double rôle – outil pour expérimenter le geste musical et réceptacle des audaces que les autres pupitres de l’orchestre refusaient violemment – que les florissantes avant-gardes, au XXe siècle, lui avaient confié. Il installait alors définitivement cette lutherie dans la large perspective historique de la musique occidentale. Nourri de puissantes analyses des structures du son qu’il avait scientifiquement conduites et travaillant une dense pensée philosophique (entre 1973 et 2009, il fut chargé puis puis directeur de recherche en philosophie au Cnrs), il jeta l’idiome percussif dans le champ de la plus ambitieuse prospective compositionnelle. Erewhon [miroir intégral et quasi-parfait de "Nowhere"] découvrit une envergure beethovenienne.
Entre Erewhon et Burning Bright, rien de commun : Hugues Dufourt déteste dupliquer ses œuvres. Pourtant Burning Bright agrandit Erewhon. La pensée spectrale à l’œuvre en 1978 est ici prodigieusement élargie à une philosophie qui conjoint la Nature-cosmos et le sensible humain. Hugues Dufourt voit, pense et agit dans le gigantesque ; il outrepasse les contingences.
À quelques rares moments près, Burning Bright n’est pas percussif : l’auditeur découvre des sons frottés et raclés, des instruments nouveaux et surtout des complexes de sons et de structures. Opulent et très souvent inouï, ce matériau outrepasse le territoire convenu de la percussion et ouvre à l’hyper-orchestre. Dans Burning Bright, les claviers (marimba, xylophone, vibraphone, etc) ne jouent aucun trait, seulement des notes uniques que leurs obstinées répétitions dématérialisent et qui s’intègrent dans des textures ahurissantes. Loin de toute intention imitative, Hugues Dufourt est traversé par le visuel : certaines de ses œuvres portent des titres de tableaux (empruntés à Bruegel, Giorgione, Pollock, Poussin, Rembrandt, Tiepolo, Van Gogh) ou se réfèrent à des plasticiens (le photographe Charles Nègre). Dans Burning Bright, le visuel se nourrit d’un poème, The Tiger, de William Blake : le poète y convoque un fauve (Satan en est le créateur suspecté) qui, durant la nuit et en forêt, incendie les cieux et sème des terreurs de mort. Les variations de couleurs qu’offrent les peintres aimés sont ici prolongées, en musique, par des formes fluides au long et lent cours et par une infinie palette d’attaques et de dynamiques. Aspérités et rugosités laissent la place à de lentes modifications de textures, comme si un temps éternel (jamais commencé et inextinguible) et un espace cosmique sans limite mettaient ce matériau sonore – homogène et en perpétuelle giration interne – en mouvement et dans des durées longues et étales. Une charge expressive, faite de mélancolie, renverse l’auditeur (de bonheur et de terreur mêlés) et achève de placer cette musique dans l’écho des récentes théories astrophysiques qui dessinent notre monde, non plus comme un univers mais comme un multivers. À réécouter d’urgence ! En postlude, un discret souhait : puissent Les Percussions de Strasbourg se faire aider par un chef qui, de cette œuvre hyper-orchestrale, réaliserait plus minutieusement les multiples équilibres.
Espaces, intérieurs et extérieurs
Le lendemain, pour jouer deux grandes œuvres orchestrales qui travaillent l’espace sonore, la salle Érasme, au Palais de la musique et des congrès, accueillait deux formations emblématiques : le SWF-Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg et l’Ensemble Modern. Outre le plateau où, toute l’année, se produit l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, deux autres lieux de jeu avaient été ménagés, comme pour repousser, à l’infini, les murs intérieurs : tout en haut de cette vaste et pentue salle (environ deux mille sièges), deux podiums, chacun pour une trentaine de musiciens.
Ouvrant le concert, une nouvelle audition de Kraft (1983-1985) qui, dès sa première audition, avait marqué les esprits. Dialoguent deux catégories musiciens : ceux de l’orchestre, traités en masse et en densité ; et des solistes qui, outre leur instrument premier, manient de nombreux instruments de percussion, essentiellement métalliques, qui avaient été collectés chez un ferrailleur. À partir de cette roborative source sonore est nourrie par une virtuose pensée compositionnelle et par diverses mobilités : un traitement puis une redistribution du son par des haut-parleurs, tandis que les solistes et le chef d’orchestre se déplacent dans la salle. La forte dramaturgie de ce diptyque, qu’une coda conclut, demeure tout aussi frappante qu’il y a trois décennies.
En seconde partie, se tenait la première française d’In situ (2013) de Philippe Manoury. Dès ses premières œuvres, ce compositeur a pensé et élaboré des formes qui concilient une conception hétérogène et humaine du temps (chacun de nous a, au moins une fois, physiquement ressenti que plusieurs couches de temps le traversaient) et des polyphonies de temporalités musicales, à la recherche du graal absolu : l’organicité du temps musical. Tout au long de cette pièce, passent, presque au sens atmosphérique, des nuages de sons, à des vitesses simultanées dissemblables et dans des densités changeantes. L’art du timbre est chatoyant et alerte ; les jeux avec l’espace interne, entre les trois lieux de jeu, sont virtuoses. Avec de formidables leurres de sonorités, tels des cors haut-perchés qui, dans le bas de la salle, sonnent comme des bassons ; et avec une vie grouillante, presque un suspense, de sons ; et avec la sensation que Philippe Manoury a extirpé le maximum de liberté que la machine-orchestre autorise. Il est vrai que, avec le limpide et virtuose SWF-Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg, le compositeur a retrouvé un partenaire d’exception. Ajoutons un Ensemble Modern dans les mêmes célestes exigences et un jeune chef espagnol, Pablo Rus-Broseta dont la précision, la force d’entraînement et la fine compréhension des œuvres incitent à en suivre attentivement le parcours.
Hugues Dufourt, Burning Bright (2014) [première audition ; commande d’État]. Les Percussions de Strasbourg. Strasbourg, Théâtre national de Strasbourg / Salle Koltès. Jeudi 25 septembre 2014.
Magnus Linderg, Kraft et Philippe Manoury, In situ [première audition française]. SWF-Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg et Ensemble Modern, Pablo Rus-Broseta (direction musicale). Strasbourg, Palais de la Musique et des Congrès / Salle Érasme.
Théâtre national de Strasbourg & Palais de la Musique et des Congrès, 25 septembre 2014 et 26 septembre 2014
Photos : Ph. Stirnweiss, Charlotte Michaillard, J. Sokoll, A. Karger